mercredi 6 février 2013

La Roumanie face à son histoire


Le dernier livre de Lucian Boia, « Pourquoi la Roumanie est-elle différente ? » , pose le constat consternant d’une société en panne. Plus de vingt années après la chute du Mur, la Roumanie reste à la traîne de l’Europe, s’épuise dans des jeux politiques compliqués et, en dépit de sa pauvreté, peine à mettre à profit l’aide financière internationale.

La question de la différence roumaine ne touche donc pas ici les coutumes, les arts ou les institutions, domaines qui définissent l’essence même de la diversité des pays. Il s’agit d’autre chose, beaucoup plus grave et profond. Au contraire des autres pays européens - sauf peut-être la Bulgarie - la Roumanie demeure résolument rétive aux processus qui permettraient à l’État de fonctionner tant bien que mal. Ses ressortissants sont répartis en une myriade de nationalités qui, prises ensemble, ne forment pas une société civile. Les nationaux Roumains eux-mêmes offrent un spectacle désolant d’où nul projet collectif n’a pu émerger pendant les deux décennies de l’après-Ceauşescu. Si bien qu’aujourd’hui, l’éventualité même d’une réponse politique au douloureux et chronique dénuement de ce territoire se pose avec acuité.

Venu d’un étranger, ce questionnement serait mis sur le compte d’une insupportable arrogance. Mais l’auteur est lui-même Roumain, diplômé d’histoire et parfaitement conscient du cours des événements. C’est en historien qu’il s’efforce d’élucider les causes de la situation actuelle. Il est courant, et juste, d’incriminer le bilan désastreux des années communistes. Pourtant tout ne remonte pas au coup d’état soviétique de l’après guerre. Le retard de ce pays trouve son origine dans un passé plus lointain encore. Lucian Boia pose un regard sans concession sur les épisodes qui ont construit la Roumanie au fil des siècles, quand bien même cette révision remettrait en cause un roman national bien trop éloigné du réel. Démêler les mensonges du passé pour enfin construire l’avenir ? Pourquoi pas. Mais n’est-il pas trop tard ?

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Une histoire avec un vide. Que s’est-il passé en Roumanie entre la conquête romaine sous la férule de Trajan, au début du deuxième siècle, et le quatorzième siècle ? Cette province ne produit aucun texte, pas le moindre document, n’érige ni cathédrale, ni forteresse. Boia s’interroge : en 1300, les pays voisins sont des empires organisés. Et quand la Renaissance fleurit ailleurs en occident, c'est le Moyen-âge qui commence en Roumanie. L’année où première université du pays est fondée, celle de Prague est déjà active depuis un demi-millénaire.

L’approche de Boia déconstruit ligne après ligne la mémoire officielle du pays. Une certaine histoire attribue à ce peuple une origine antique, pure et prestigieuse. Et pourtant non, les Roumains ne descendent pas des Romains, restés trop peu de temps dans ce territoire pour en assurer le peuplement. Non, les Roumains ne descendent pas de la civilisation des Daces (l’équivalent de nos Gaulois). Sous ce terme générique se retrouve un ensemble disparate de peuplades, qui ne formaient certainement pas une vaste société organisée. Alors, de qui descendent les Roumains ? Surtout des Slaves, répond Boia, tant les mélanges avec les populations environnantes furent nombreux et répétés au fil des siècles. La pureté originelle n’est qu’un mythe.

Mais alors, cette romanité tant célébrée, qui fait de la Roumanie une « île latine dans un océan slave », selon une formule aussi célèbre que fausse ? Elle existe, sans aucun doute ; mais la latinité roumaine est pour bonne mesure une invention du XIXe siècle. L’Occident était un modèle, il fallait être absolument moderne. La langue était certes déjà romane mais pas autant qu’aujourd’hui : on y incorpora un grand nombre de mots français. L’alphabet cyrillique fut remplacé par le latin. La mode vestimentaire renonça aux influences orientales. De cette manière la Roumanie souhaitait échapper à sa nature profonde, celle d’un peuple orthodoxe et en cela proche des Bulgares, des Grecs et des Russes.

Ce déni des racines s’accompagne d’une situation géographique délicate. Ce territoire voit déferler depuis des temps immémoriaux des empires étrangers. Selon les âges, ces voisins belliqueux se nomment turcs, serbes, hongrois, autrichiens ou russes. Les seigneurs roumains restent de petits souverains dont le pouvoir ne se mesure pas à ceux des nations des alentours. Et de fait, ils se mettent au service de l’une ou de l’autre, au fil des nécessités du moment. De là provient le retard pris par la région, jamais constituée en un état cohérent et écartelée par la rivalité de maîtres locaux. C’est pourquoi les grandes cités médiévales qui attirent les touristes dans la Roumanie moderne (Sighişoara, Sibiu, Braşov…) sont toutes l’œuvre d’étrangers, sans exception. Les Roumains n’ont pas été des bâtisseurs.

La situation des élites n’arrange rien. Même à l’époque moderne elles restent confidentielles. Qui à l’étranger connaît les artistes roumains du XIXe siècle ? Seuls de rares érudits savent même le nom d’Eminescu, le grand poète romantique national. Cette époque d’ouverture et d’indépendance invite, faute d’élites locales, des créateurs étrangers. Ils viennent surtout de France, tel Albert Galleron qui édifie la belle salle de concert Athénée, devenu symbole de la capitale.

La Roumanie donne enfin au XXe siècle donne au monde des intellectuels d’une autre trempe. Voici le temps de Tristan Tzara, Emil Cioran, Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Constantin Brâncuşi ou George Enesco. Leur art touche enfin à l’universel. Mais tous deviennent célèbres à l’étranger, loin de leur berceau.

Sans véritable tradition intellectuelle, la Roumanie est une forme sans fond. L’apparence de modernité cache toujours un important retard de développement. De là découle, selon Boia, une instabilité étatique qui a longtemps décontenancé les étrangers. L’auteur évoque les nombreux renversements d’alliances du siècle dernier. Le pays commence la Grande guerre du côté de la Triplice pour finir dans le camp des vainqueurs. Alliée de la France entre les deux guerres puis alignée sur l’Axe, la Roumanie change une nouvelle fois de camp en 1944.

Comment un pays si inconstant dans sa ligne et dans ses accords peut-il posséder la moindre crédibilité ? s’interroge l’écrivain. Certes, les menaces étaient terribles. Mais elles l’étaient aussi en Finlande et en Pologne, dont l’histoire a retenu le persévérant héroïsme. Une histoire qui pèse aujourd’hui dans le crédit accordé à ces pays, et dans la défiance envers les gouvernants roumains.

« Le sabre ne tranche pas le cou baissé ». Le proverbe roumain exprime l’attitude d’un peuple au fil des âges. Le puissant est aussi bien le seigneur étranger qui vient piller la région que le baron local. Une population habituée à se soumettre s’accommode d’un homme fort. Boia insiste sur ce point. Ceauşescu ne fut possible qu’à cause de cette appétence pour un guide suprême. « Chaque société récolte ce qu’elle mérite », écrit-il. L’expression bien que polémique traduit sa théorie : un Ceauşescu ailleurs qu’en Roumanie était impensable. La nature même du pays a rendu possible un tel exercice du pouvoir autour d’un seul homme.

Le pouvoir absolu du régime n’explique pas à lui seul la consternante facilité avec laquelle Ceauşescu fut scrupuleusement obéi. La Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, bravèrent l’autoritarisme et en payèrent le prix. Pas la Roumanie. Imagine-t-on l’état communiste polonais entreprendre la destruction systématique des églises, sous le regard impavide du peuple et des autorités religieuses ? C’est pourtant ce qui s’est passé sous Ceauşescu. Un massacre planifié du patrimoine fut accompli sans susciter la moindre protestation. Les autorités orthodoxes ne dirent rien. Cette frustration immense et muette engendra peut-être la terrible explosion de la Révolution roumaine, quand partout ailleurs la chute du communisme fut relativement pacifique.

Ainsi Boia retourne-t-il les termes d’une analyse fréquente. Le pays ne paye pas seulement aujourd’hui le désastre communiste. Son retard était déjà considérable auparavant. C’est à cause de lui que cette idéologie politique, dans sa pire incarnation, celle d’une dynastie comme seule la Corée du Nord en connaît encore, a pu s'établir et déployer ses maléfices.

La transition post-communiste est interminable. Mais s’agit-il vraiment d’une transition ? Ne faudrait-il pas plutôt parler d’un vague état de non-droit dans lequel prospèrent corruption et clientélisme politicien, sans réel projet d’avenir ? La floraison démocratique n’a pas eu lieu. En Roumanie, la perestroïka a réussi : la main-mise d’un petit groupe sur un pays à l’économie capitaliste. Encore aujourd’hui, les héritiers de l’époque maudite conservent les leviers du pouvoir.

Les ordures qui débordent dans la capitale comme dans les campagnes les plus charmantes, les files d’attente où prospère la resquille, la route qui méprise piétons et petites voitures sont des incivilités courantes. On ne les subit pas, il est vrai, qu’en Roumanie. Mais c’est peut-être le seul pays d’Europe où elles ne suscitent pas de réaction indignée. Le sens du scandale semble là-bas inexistant, parce que la règle tacite est claire. La loi du plus fort. Voilà le malheur de ce pays. L’absence de conscience collective engendre une action politique sans consistance et sans ambition, si ce n’est celui de travestir la réalité pour complaire à l’Europe tout en piétinant le bien commun.

La question des Roms, douloureusement importée en Occident et presque toujours mal formulée, vient de là. Un état responsable poserait, avec le sérieux et l’humanisme que ce dossier réclame, les bases d’une réflexion rationnelle. Cela passerait par un projet d’avenir réaliste et civilisé. Une feuille de route déclinerait les moyens à mettre en œuvre afin de prévenir les crises et apaiser les passions. Il s’agirait, en un mot comme en cent, de faire de la politique. Le sujet exige constance, scrupules, objectivité, application stricte des lois et bienveillance.

Comment imaginer qu’une stratégie de l’instant, démagogique et clientéliste, puisse apporter une réponse à ce problème chaque jour plus préoccupant, à la fois pour les familles nomades et pour leurs hôtes ? Le débat – pour employer un terme flatteur - souffre aujourd’hui de cette mise en perspective. Il faut ajouter à cela un malentendu persistant autour du mot « roumain ».

Les Tziganes ne sont pas des Roumains. Les Tziganes sont des Roumains. Les deux phrases sont exactes, mais chacune d’un point de vue différent. Les Français pensent à la citoyenneté : est Roumain tout ressortissant de Roumanie. Pour les Roumains cependant, la nationalité prime, et il ne saurait être question d’assimiler entre elles deux cultures si différentes. Tant que ces points de vue réciproques et également valables ne sont pas compris de part et d’autre, le sujet déjà épidermique par nature ne saurait être instruit avec la sérénité requise.

Les Tziganes de citoyenneté roumaine ne sont donc pas, quoi qu’il en soit, un symbole de la nation roumaine. Mais quel serait donc ce symbole ? L’une de ces splendides cités anciennes de Transylvanie ? Elles ne sont pas davantage liées à la culture roumaine que les Tziganes. Un personnage historique ? Le vampire Dracula est une invention de Bram Stoker, écrivain irlandais. Selon un sondage réalisé dans le pays, les trois personnages les plus aimés de l’histoire roumaine sont Etienne le Grand, le roi Carol Ier et Klaus Johannis, maire de la ville de Sibiu. Un Moldave (Boia prend soin de distinguer Moldaves et Roumains) et deux « Allemands ».

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Ce livre a été écrit sous le choc de la crise politique de l’été 2012. On en a peu rendu compte en France, quand les médias préféraient s’indigner de la politique menée par Viktor Orban dans la Hongrie voisine. La situation roumaine est pourtant alarmante. Traian Basescu, le président en titre, ancien capitaine de marine sous Ceauşescu, a failli être destitué par une coalition soucieuse de préserver sa main-mise sur le pays. Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas ici d’une querelle entre gauche et droite, mais entre deux coteries opportunistes. Il est difficile de démêler les dessous des cartes, mais au moins pouvons-nous observer que l’actuel président, malgré tout ce qu’on aura pu lui reprocher, a encouragé la justice au lieu de l’entraver. Or la justice est la dernière chose souhaitable pour une bonne part des cadres du pays. De là les cris d’orfraie du camp adverse et la tentative de destitution.

Il m’arrive de sursauter en lisant les titres de la presse internationale : « Victoire de la coalition sociale-libérale en Roumanie ». Je me félicite brièvement (qui n’est pas séduit par un programme à la fois social et libéral ?) pour aussitôt me renfrogner. Cette coalition réunit des écoles de pensée archaïques. Et malsaines : c’est sous l’égide du Parti Social Démocrate, l’une de ses composantes, que furent organisées les répressions musclées des années 90, à renfort de milices de mineurs transportés à Bucarest pour réduire au silence les étudiants avides de liberté. Le temps a passé mais les idées, et parfois même les hommes, sont les mêmes.

Quel devenir pour une nation en perdition ? Une monarchie constitutionnelle aurait pu fonctionner, avance Boia. Un roi comme gage de stabilité, au-dessus d’une effroyable mêlée politique. La solution sonne anachronique. Elle ne l’est pourtant pas moins que dans d’autres pays européens qui ne paraissent pas en souffrir outre mesure. La reconnaissance tardive des crimes communistes n’a pas lancé le débat sur les structures de la société roumaine, continuatrice à bien des égards du régime condamné. Abjurer la dictature aurait dû en toute logique éprouver le bien-fondé des institutions actuelles. Cela n’a pas été envisagé. On peut le comprendre : défaire l’œuvre communiste, c’était aussi mettre en question la légitimité de la République, fondée après guerre par un coup d’état soviétique. La tâche aurait certes été immense, douloureuse et délicate, au vu des intérêts particuliers qu’il aurait fallu combattre. Mais peut-être était-ce là le prix à payer pour sortir d’une longue nuit hantée par les spectres de Marx. L’Union Européenne aurait-elle infailliblement soutenu ce processus démocratique ? On veut le croire même si, hélas, le doute est là.

En refermant le livre de Boia, l’on se prend à redouter l’effondrement prochain, et sous nos propres yeux, d’un pays européen bâti sur de trop fragiles fondations. Ne détournons pas le regard : cette faillite serait aussi celle de l’Europe.

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« De ce e România altfel ? », par Lucian Boia, Editură Humanitas (Bucarest) 2012, ISBN 978-973-50-3867-0-X

mardi 21 février 2012

La voix du monstre


[Je prends la décision de publier ce texte dont je ne partage évidemment pas les terribles conclusions. L'on se référera à la postface qui suit pour comprendre mes raisons]

Et après on dira que je suis un monstre ! Je ne veux que le bonheur de l’humanité. La formule sonne creux, je le sais. Que l’on m'accorde pourtant ce crédit. J’ai passé beaucoup de temps à scruter le fond de mon âme. Pendant des années, j’ai observé, j’ai écouté mes contradicteurs, ai soupesé leurs arguments. Je pense avoir touché à une sagesse véritable, simplement en laissant dire et en jaugeant, par mon simple intellect, les multiples ramifications du débat. Je les ai explorées avec grand soin, allant au bout de chacune d’entre elles, prenant acte des impasses pour mieux privilégier les chemins vertueux. Je ne suis pas un homme de mal, le racisme est étranger à mes sentiments. Aussi loin que je m’enfonce dans les profondeurs de mon esprit, je n’y trouve que bienveillance et foi en l’avenir. Que l’on m’entende ; et que l’on veuille bien m’indiquer où je déraisonne, si cela est avéré.

Prenons conscience de l’époque. Commençons par l’essentiel. L’humanité réalise l’un de ses plus anciens rêves : la suffisance alimentaire. Cela n’a l’air de rien, sans doute. Il y a pourtant assez de nourriture pour nourrir tout le monde. Mieux encore, jamais l’homme n’a disposé de tant d’aliments, malgré une croissance démographique sans précédent ! Un être humain naît et il est assuré d’avoir son pain quotidien jusqu’à la fin de ses jours.

Le vieux Malthus est bien enterré, avec ses théories bancales. Le gaillard croyait que si les hommes croissaient plus vite que les champs cultivables, on irait vers un monde de pénurie. L’idée avait du sens. Mais elle a fait faillite le jour où Liebig a sorti sa première conserve. Et Malthus a rejoint la cohorte des prophètes de malheur aux principes enjôleurs et faux : une belle collection en vérité, avec celle des utopistes de toutes obédiences, théoriciens d’un homme désincarné dont ils ne connaissaient que la froide description dans les encyclopédies. Faut-il s’étonner si leurs thèses se sont toujours fracassées sur le mur impavide de la réalité ?

Que vais-je manger ce soir ? Et demain ? Et le reste de ma vie ? Cette idée fixe a été la seule question que se sont posés nos ancêtres, simiesques ou modernes, chaque jour de leur vie pitoyable, de l’aurore à la nuit glacée. C’est pour manger que furent inventés l’agriculture, l’élevage, la cueillette et la pêche. C’est pour manger que des civilisations entières commencèrent une migration de plusieurs siècles, traversant sur des moyens de fortune continents, océans, isthmes et cordillères. C’est pour manger que furent fondées les cités, avec leurs lois et leur police. Un simple lopin cultivable à volonté ou, mieux encore, basse-cour avec quelques volatiles, était promesse de bonheur.

En vérité, qui s’en soucie à présent ? Certes, on meurt encore de faim. Que l’on me fasse crédit de penser que je ne l’ignore pas. Mais cette situation n’a rien à voir avec celle de toutes les générations précédentes, pour lesquelles se nourrir ne dépendait que des intempéries ou de la furtivité du gibier. Aujourd’hui les affamés sont les victimes d’une politique, pas de la nature inamicale. Oui : seuls les pouvoirs qui confisquent la nourriture et se détournent du bien-être commun affament leurs ressortissants. Si l’on meurt de faim, ce n’est pas que la pitance fait défaut comme autrefois, c’est que certains refusent qu’elle soit disponible. Hier, la famine était l’ordinaire ; maintenant elle ne relève que d’une volonté politique. Spéculer sur le ventre vide de leurs sujets a toujours été la manie des despotes.

Cela me divertit toujours d’entendre mes semblables songer au temps où il faisait bon vivre. Pourquoi pas l’époque médiévale, avec ses châteaux forts où l’on se prélassait auprès de gentes dames au son des troubadours ? La belle farce, en vérité. Au Moyen-Âge une simple rage de dents pouvait vous mener au cimetière. Une prolifération bactérienne, une infection, un abcès qui gangrène et adieu. Pas de médicaments pour endormir la douleur ou combattre les microbes : la souffrance vous faisait languir du repos éternel, qui arrivait bien assez vite. Vous parlez d’un âge d’or ! Et sans parler des sinusites, appendicites ou autre douleurs articulaires qui vous menaient au trépas au terme d’un long supplice.

Car nous savons soigner les caries, certes, mais aussi une grande partie des affections malignes que des charlatans entendaient guérir par l’imposition des mains, les imprécations à la Lune ou l’exhibition de colifichets religieux. On appelait trompe-la-mort ceux qui déjouaient les pièges de la maladie, par simple chance statistique ou robustesse de constitution. « Trompe la mort » ! Je ne sais pas locution plus explicite : vivre, c’était duper la camarde. Et nous voilà tous à notre insu des trompe-la-mort, qui ne souffrons pas le néant à cause d’une grippe ou d’un panaris mal soigné ! L’espérance de vie n’a jamais été aussi grande. Elle est plus importante que l’an passé. Elle progressera encore l’année qui vient. A cet égard, comment implorer les temps jadis ?

Et comment blâmer le monde moderne de nous rendre la vie si aisée ? On peine à se souvenir qu’un Jean-Sébastien Bach a fait quatre cents kilomètres à pied pour entendre la musique d’un maître qu’il admirait. On imagine le temps qu’il a fallu à un homme pour simplement écouter un autre homme. Aujourd’hui, l’affaire se résume à une paire d’heures. Que dis-je ! bien moins encore, tant les moyens de transport sont efficaces. Mais pourquoi diable se déplacer ? La culture est partout, à chaque coin de rue – et ce n’est certainement pas une facilité de langage que de l’affirmer. Seule une certaine paresse intellectuelle nous empêche d’aller creuser le filon des arts qui nous émerveillent. Un Bach moderne aurait accès à une masse de savoir qui ne suffirait pas à combler mille existences, sans même faire un pas hors de chez lui. Ne faut-il pas se réjouir qu’aujourd’hui la culture et l’éducation soient si naturellement accessibles – si l’on me passe ce mot ?

Pourtant le monde n’est pas beau. Il n’est pas beau dans maints de ses aspects ; nos modèles de partage, de médecine et de culture se craquèlent sous les assauts des autres. De ceux-là qui n’ont pas dans l’idée de partager ces idéaux. De ceux qui se complaisent dans une semi-animalité qui entrave l’achèvement du règne humain. L’histoire nous démontre que la moitié du genre humain a toujours voulu exterminer l’autre moitié. Il nous appartient, à nous qui défendons la civilisation, de nous garder des coups de nos agresseurs. N’avons-nous pas suffisamment donné ? Combien de guerres, d’attentats ou d’invasions cauteleuses faudra-il encore souffrir avant de rendre les coups ?

Que faut-il faire ? Privilégier l’éducation ? On a pu y croire. J’ai vus de tels malheureux, enfants, arrachés à leurs familles. On a voulu casser les codes – les rites familiaux, les superstitions imbéciles et les mœurs claniques de leur milieu – avant qu’il ne soit trop tard. Prévenir le handicap à la base. J’ai côtoyé sur les bancs d’école ces gamins basanés au regard matois. Et puis un jour, plus personne. Le drôle s’était envolé. Il était retourné chez lui, dans la crasse de sa tribu, à se former au vol organisé ou à la prostitution. Oubliées, les leçons d’arithmétique, l’éducation civique ou les récitations aux pieds graciles. Au désarroi des belles âmes, le salutaire effort d’instruction s’achevait en navrante déroute. La leçon s’établissait d’elle-même : on ne peut pas sortir quelqu’un de sa culture. On s’en félicite ou on le regrette, qu’importe. C’est ainsi.

Il m’arrive de croiser encore de tels individus en marge de la société. Ils sont en ville, semblant poser leurs pas au gré d’une flânerie inoffensive. L’expérience m’a appris qu’il n’en est rien. Ils sont en repérage. Leur meute se déploie autour d’un badaud. Ils savent où est son argent et comment s’y prendre pour le récupérer. Une bousculade, une main baladeuse et quelques gestes vifs pour éberluer le quidam désemparé. Un à gauche, deux à droite, hop chacun de son côté, adieu portefeuille, personne n’a rien vu.

On comprend les gamins fugueurs. A quoi sert l’école quand il suffit de savoir s’y prendre ?

J’en croise d’autres près des zones de passage. La femme mendie, un gosse dans les bras. Son accoutrement déchiré s’orne de fétiches stupides : contre le mauvais œil, la maladie, la faim. Pas loin de là, le souteneur surveille la scène. De temps à autre il crache ostensiblement une coulée verdâtre.

Exhiber des gosses ou expectorer des glaires ne les dérange pas. C’est leur monde. Croyez-vous que leur expliquer le sens des réalités humaines, de l’exploitation des plus faibles et des règles élémentaires d’hygiène y fasse quelque chose ? Pensez-vous que leur amour de l’irrationnel fétichiste ou divin soit remis en cause par les preuves de la science ? Ce qui pour nous relève de l’évidence même, ou de l’éducation la plus minime, se révèle impossible à faire entendre. Leur monde n’est pas le nôtre.

Une nouvelle fois je ne juge pas. Ces personnes sont liées à une civilisation qui a ses caractères propres, immondes comme admirables. Mais le fait est qu’elles entrainent l’humanité vers le bas. Elles pervertissent nos modes de vie. Elles introduisent leurs miasmes dans nos habitudes délicates. Elles remettent en cause, par leur seule existence, notre raison d’être même. Voulons-nous d’un monde sans médecine, sans culture et sans partage ? Devrons-nous renoncer aujourd’hui – alors que le rêve millénaire de l’humanité touche au but ! – aux fruits de cette longue bataille ? Il me semble que la perspective de cette réalisation historique peut justifier certaines décisions. Douloureuses je le conçois ; mais l’histoire n’est-elle pas émaillée de massacres en tout genre, sans considération d’époque ou de lieu ? Que serait un dernier ajustement à la marge à côté des monceaux de cadavres du passé, sans même parler des millions de victimes de simples maladies ?

Vous êtes choqué ? Alors, je réclame une réponse honnête. Quand je coince l’un de ces beaux-penseurs si soucieux de la vie humaine, je lui mets sous le nez tel article historique qui revoit à la hausse le nombre de victimes de la peste noire médiévale. Jamais je n’ai vu mon interlocuteur fondre en larmes. Un million de morts de plus, et alors ? Tout ce que j’obtiens, c’est une moue désabusée. « Comment cela ! » ai-je alors coutume de dire. « Vous pérorez sur la valeur imprescriptible de l’homme, professez que l’existence de nos semblables est la valeur cardinale, et voilà que vous haussez les épaules devant cette terrible annonce ? Quelques millions d’êtres humains morts en plus, voilà qui devrait vous plonger dans l’affliction, vous atterrer et vous faire méditer sur l’achèvement prématuré de ces existences. Et vous vous contentez de prendre note ! Ce soir vous regagnerez votre maison et poursuivrez vos petites occupations domestiques comme si de rien n’était. Est-ce cela, le comportement d’un ami des hommes ? Belle philanthropie en vérité, qui confine à la plus belle hypocrisie ». Voilà ce que je dis ; on n’a jamais su me reprendre sur le sujet. L'humanisme est trop souvent une imposture. L'on ne voit pas pourquoi ce qui se passerait aujourd'hui serait intolérable à ce point, alors que le même phénomène passé aux temps médiévaux ne scandalise personne. En vérité, au-delà d'une certaine ampleur, l'événement relève de l’ordre des chiffres et des experts, pas de celui des passions.

Je fais appel à la raison. Nous avons échoué à civiliser des cultures sclérosées dans leur crédulité. Pourquoi y réussirait-on demain, quand l’effort a déjà été si important et si infructueux, on se le demande. Encore essayer nous coûte en temps et en argent. N’avons-nous pas d’autres taches à privilégier pour le monde demain ? Cependant, l’heure tourne. Notre société s’effondre. Le péril est dans la demeure.

Je ne suis pas un monstre. Il est possible aujourd’hui de fabriquer des fluides instantanément mortels. Je suis en pleine forme, une simple respiration, et je ne suis plus. Rien ne n’est réellement passé. On m’a dit qu’il existe même des éthers à l’odeur si attirante que les candidats au suicide se pressent ! Maupassant en parle quelque part. Pourquoi faire souffrir ceux qui ont eu la malchance de ne pas naître comme nous, je vous le demande un peu. Non, le nettoyage doit être ferme, rapide et définitif. Cette dernière étape nous libérera des entraves à l’épanouissement de la société du partage, du savoir et de la culture. Enfin débarrassée des poids morts qui l’encombraient, la civilisation de la raison, adossée au moteur fertile de la science, prendra un essor qui aurait fait frémir d’envie nos grands ancêtres.

Je sais que ces dernières phrases me feront considérer comme un dangereux criminel de masse. On me l’a déjà dit. Mais que cela ne soit pas un obstacle. Que vaut ma réputation face à l’enjeu ? Y a-t-il dans ce qui précède un seul énoncé, une seule idée qui ne soit pas dicté par un rêve d’idéal ? Mais j’en réponds. Vous voulez un bouc émissaire, je serai celui-là. Ne vous en déplaise, je serai dans quelques siècles le plus grand bienfaiteur qui ait jamais existé. La rédemption passe par mon sacrifice. Au fond de moi j’y vois clair. Je suis bon.


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Postface – de l’amour au génocide



Des hommes deviennent des criminels de masse tout en professant leur humanisme. Il est tentant de traiter ces êtres de stupides, mais un simple regard sur les faits démontre que l’explication, pour commode qu’elle soit, ne suffit pas. En réalité nous avons souvent affaire à des gens de haute société, cultivés, amateurs d’art et de choses raffinées. Le constat est dérangeant : un esthète peut agir en monstre.

Le personnage qui s'exprime dans ce texte est un homme du XXe siècle ou du début du XXIe, mais sa philosophie date du XIXe. J’ai pris soin de ne pas le rendre datable avec précision : on n’y trouvera pas d’allusion aux antibiotiques, à la télévision, à la seconde guerre mondiale ou à l’URSS. Son époque pourrait être celle de Bernard Shaw qui pressait les savants de « découvrir un gaz humanitaire qui cause une mort instantanée et sans douleur, en somme un gaz policé - mortel évidemment - mais humain, dénué de cruauté ». C’était en 1933, année par ailleurs symbolique.

Une obsession récente ? Pas réellement. Dès 1849, Friedrich Engels souhaitait l’extermination des « peuplades slaves », des Basques et des Bretons, entre autres. Trois années plus tard, Karl Marx appelait à « l’extinction des créoles français et espagnols, ainsi que des peuplades moribondes, les Tchèques, Slovènes, Dalmates ».

L’on se demande comment des esprits si soucieux du bien-être commun ont pu écrire de telles horreurs. La raison est qu’ils concevaient la fin de l’histoire comme une prophétie. Le but était scientifiquement défini et le progrès y menait sans le moindre doute. Mais pour hâter son avènement, il fallait sacrifier les petites nations. Des sacrifices sans plaisir de tuer, pour précipiter l’âge d’or. L'omelette somptueuse valait bien que l'on cassât quelques œufs.

Je me suis laissé influencer, sans doute, par une nouvelle de Borges intitulée Deutsches Requiem et par les personnages du film La Corde, d’Alfred Hitchcock. Dans Lolita, Vladimir Nabokov réussit un admirable tour de force. Le personnage central, pour répugnant qu’il soit, nous étonne par son esprit. Nous sommes partagés entre admiration et nausée. J’ai enfin entendu, comme tout un chacun, les détails du carnage perpétré par Anders Breivik.

Comment un être fier de sa rationalité peut-il devenir un monstre ? Le point crucial, où tout bascule vers la justification du massacre, demeure une énigme. J’en propose ici une approche. Le monde moderne s’est bâti sur le rejet des superstitions et la connaissance du réel. La médecine a pris son essor quand la pierre philosophale a rejoint l’étagère des curiosités. Dieu est mort et nous sommes devenus lucides. L’honnête homme ne peut dès lors échapper à ce terrible questionnement : la lucidité est-elle mortifère ?



vendredi 18 novembre 2011

« Les nouveaux maîtres du monde » : une critique

Sauf à vivre en ermite, nul n’aura échappé aux multiples évocations de la banque Goldman Sachs à travers la presse depuis le début de la crise. L’homme de la rue n’a vraisemblablement pas le temps et les connaissances lui permettant de suivre les péripéties économiques auxquelles cette banque est liée. Or, depuis quelques jours, une vidéo intitulée « Les nouveaux maîtres du monde » tourne sur les réseaux sociaux. Elle parle de la banque américaine et de ses pratiques déshonorantes. On me l’a envoyée. Je l’ai regardée. Voici ma critique.



Un documentaire pour Canal+ de Jean-Luc Léon. Son titre : « Les nouveaux maîtres du monde ». Pas de point d’interrogation. L’intitulé de cette production de près de 50 minutes est révélateur : il ne s’agit pas de se poser la question de qui dirige le monde, mais de démontrer la thèse que cette administration est déjà opérationnelle, avec à sa tête Goldman Sachs.

Pourtant, la voix off du narrateur-enquêteur annonce vers la fin de la vidéo, à la minute 42 : « Sont-ils les maîtres du monde ? Non, ils sont juste les meilleurs, les meilleurs composants d’un explosif assez puissant pour faire imploser le système. ». L’alchimie d’un explosif capable d’une possible implosion est déjà risible en soi, si elle ne donnait le ton de ce long reportage brassant maintes paroles d’experts sans parvenir à en extraire une démonstration articulée. Et ce commentaire bien tardif vient à lui seul ruiner l’intitulé de la vidéo, ravalé au rang de fausse vérité. Sont-ils les maîtres du monde ? Oui, en accord avec le titre, car les informations du reportage tendent à le faire penser. Non, en contradiction avec le titre, car ce même reportage affirme explicitement l’inverse.

En réalité, cette vidéo mélange deux théories sans faire la part des choses, ce qui prive le spectateur d’une meilleure compréhension du dossier.

La première thèse est que la finance est pourrie. On ne parle pas ici de certains acteurs qui se comportent en criminels, mais bien « du système financier ». Le système est coupable de favoriser les voyous économiques, de les aider à imposer leur vision du monde, fondée sur le seul profit. Le capitalisme est en accusation, coupable d’exploiter les talents des ex-employés de Goldman Sachs pour diriger le monde. Pour le dire autrement, Goldman Sachs, plus puissant que les états, n’est que le résultat de ce « système » mauvais en soi, que l’on ne saurait réformer sans le détruire, puisque le système est devenu lui-même une émanation de Goldman Sachs. Combattre Goldman Sachs, c’est combattre l’état, militer contre le capitalisme.

La deuxième thèse est que Goldman Sachs a profité de l’absence de l’Etat pour prospérer, spéculer sans vergogne et mettre sa puissance financière au service de la corruption. Cette étreinte coupable entre le pouvoir économique et le pouvoir politique explique pourquoi la banque a pu échapper à la justice et sortira vraisemblablement indemne des charges qui pèsent sur elle. Combattre Goldman Sachs, cela passe par une réhabilitation de l’état, dont l’un des rôles est d’arbitrer les marchés et ne pas être partie prenante en vertu de la séparation des pouvoirs.

Tiraillé entre ces deux visions des choses, qu’il ne dissocie nullement au demeurant, le documentaire déçoit. On apprécie certes qu’il donne la parole à un « défenseur » de Goldman Sachs. Mais à quoi bon interroger un défenseur, sans lui poser les questions sur les pratiques spéculatives que l’on reproche à la banque ? Goldman Sachs serait à l’origine de la crise, nous dit-on ; Goldman Sachs entreposerait de l’aluminium pour faire baisser les cours : que dit la défense ? Et pourtant, si l’on tient un défenseur d’une cause, c’est bien pour lui soutirer des arguments en faveur de la cause qu’il défend, les examiner, les confronter aux faits et se faire une opinion.

Mais dans ce reportage, cette pratique est soigneusement évitée. Plutôt que d’examiner des points de vue, le journaliste blague gentiment sur la calvitie d’un interlocuteur. Est-ce pour le faire apparaître sympathique ? Quand les minutes sont comptées et le sujet si riche, la moindre des choses serait de profiter du temps imparti pour mieux informer le spectateur et non lui faire subir des blagues sans intérêt.

De même quand Pascal Canfin (député Europe Ecologie Les Verts, chose non mentionnée dans le reportage) est questionné, on aimerait voir interrogé cet élu sur ce qu’il compte faire. On peut dénoncer tant qu’on voudra les liens nauséabonds entre des hommes politiques et des organisations financières. Pourquoi pas ? On ne les flétrira jamais assez : qui ne partage pas ce sentiment de scandale ? Mais l’élu n’est pas un consommateur du café du commerce juste bon à s’indigner, pour reprendre un verbe à la mode. C’est un homme mandaté pour agir. Or de l’action politique, ici, il n’en est guère question.

L’animation de la 15e minute se veut-elle un hommage à Michael Moore ? On nous explique avec des petits personnages animés – on aurait aimé un exposé moins infantile – que des anciens de Goldman Sachs ont travaillé dans les gouvernements Clinton, Bush et Obama. Oui, mais on ne nous dit pas ce qu’ils ont effectivement réalisé. Certes, Paulson a sauvé les banques. Mais fallait-il les laisser s’effondrer ? Si on n’avait pas sauvé les banques, on aurait pu hurler à cette loi de la jungle que ce reportage dénonce avec fermeté. Mais on les a sauvées, donc on a aussi sauvé Goldman Sachs. Le piège se referme : quel que soit le choix politique, la vilenie capitaliste est mise en accusation. Une telle manière de raisonner est typiquement celle de l’idéologie : le réel n’a aucune espèce d’importance, les préjugés l’emportent.

Nous avons même droit à l’image élimée du « renard à qui l’on confie la garde du poulailler », pour souligner que certains ex-employés de Goldman Sachs ont été nommés à des rôles de gendarmes du marché. Au-delà de la formule, que s’est-il passé ? Ces personnes ont-elles réalisé leur mission ? Ont-elles failli ? Goldman Sachs a-t-il bénéficié d’un traitement de faveur ? On le ne saura pas. Le documentaire ne dit rien à ce sujet, quand son rôle est de présenter des faits. L’annonce de cette nomination suffit, semble-t-il, à discréditer l’ensemble du système financier. Quant à nommer un ex-banquier à un poste de régulation, on ne voit pas ce qui choque a priori : plutôt faire appel aux gens qui connaissent les dessous des affaires et les trucs du métier, qu’à des novices que l’on bernerait dans toutes les largeurs. Mais M. Léon ne nous dit pas quel genre d’animal il verrait pour protéger le poulailler, à moins qu’il n’emploie la métaphore animalière que pour désigner des individus qui lui déplaisent, suivant en cela une certaine pratique éprouvée du XXe siècle.

« Leur état d’esprit s’étend sur la planète tout entière », poursuit le commentaire avec effroi, alors que la Terre est recouverte de petites fourmis sortant en masse du repaire nord-américain. Et d’annoncer la liste des républiques bananières sous la coupe des anciens de la vilaine banque : le Canada, le Royaume-Uni, l’Union Européenne, le Nigéria. Et après ? Avec quelles conséquences ? On ne sait pas. Que des grands professionnels de la finance aient été employés par l’une des plus importantes banques, plutôt que par la Caisse d’Epargne du coin de ma rue, n’est un motif de surprise que pour les naïfs. Que certains d’entre eux se tournent vers la politique et se voient confier des responsabilités dans des gouvernements n’est pas non plus en soi cause de scandale. Ce qui serait scandaleux est que ces personnes continuent de servir Goldman Sachs en profitant de leur statut d’homme politique, au lieu d’accomplir leur mission publique.

Or de cela, nous ne saurons rien. Encore une fois le documentaire invite à extrapoler au lieu de présenter les faits. Si Mark Carney, en tant que gouverneur de la Banque du Canada, a cherché à « détruire l’économie », chose « plus rentable que de la soutenir », comme il est dit dans ce documentaire ; si M. Carney a versé des prébendes à son ancien employeur ; si M. Carney a spéculé contre l'aluminium ; si M. Carney a tissé des liens occultes avec un réseau formé d’autres dirigeants issus de Goldman Sachs ; si M. Carney, enfin, a manœuvré de manière à conforter Goldman Sachs dans son rôle de Maître du Monde, que cela soit annoncé sans détour. J’apprécierais que l’on me présente, soit des faits, soit des faisceaux d’hypothèses convergeant dans cette même direction, pour que je me fasse un avis éclairé. Or, rien n’est dit ici, sinon « Mark Carney, ancien de Goldman Sachs, est devenu gouverneur de la Banque du Canada. » Point. C’est tout. Cela est censé être le scandale.

A quoi bon continuer, parler de certains détails gênants - simulations d’applaudissements, conversation téléphonique reconstituée, accompagnement sonore tendancieux, sous-entendus d’un complot planétaire… ? L’exercice est inutile. Le documentaire donne la parole à des intervenants qui s’inscrivent dans deux familles de pensées opposées, sans même commencer à les ordonner, ajoutant ainsi plus de confusion que de lumière sur une affaire complexe. Il est intéressant de noter que le mouvement des Indignés new-yorkais procède de la même duplicité : alors que certains veulent mettre à bas le capitalisme, d’autres réclament une implication plus forte d’un l’état libéral affranchi des pressions financières.

A titre d’exemple, la déclaration du sénateur de Delaware, Ted Kaufman, à la minute 23. Son témoignage sur la relaxe de Goldman Sachs est du plus haut intérêt : la banque a pu procéder à des pratiques de voyou à partir du moment où le FBI s’est occupé de la lutte anti-terroriste, plutôt que du combat contre la délinquance financière. Si cette hypothèse était vraie, elle confirmerait admirablement la thèse de ceux qui déplorent la faillite de l’état dans ce domaine. Dès que les autorités baissent la garde, les pratiques scandaleuses apparaissent. Dommage que le documentaire n’ait pas su – ou voulu - exploiter ce filon fertile.

jeudi 3 novembre 2011

Les deux jeunes hommes et les incendiaires

Me promenant début novembre dans la cité des Rouges-gorges, je rencontrai Omar. Eh, l’ami ! lui dis-je. C’est justement toi que je cherchais, car il semble que tu aies été le témoin d’une conversation entre Rachid et Mustapha au sujet de l’incendie de Charlie-Hebdo, et je voulais savoir sur quoi avaient roulé les propos. Omar feignait à son habitude de ne point savoir de quoi je voulais parler, mettant dans cette réticence un prétexte à se faire prier. Puis il commença son récit en l'animant d'une ferveur sincère.


Rachid : Ainsi donc on a mis le feu à Charlie-Hebdo. Tu dois te réjouir, toi qui apprécies les mécréants, de cette publicité inespérée dont bénéficiera cette feuille de chou imbécile.

Mustapha : Ne soit pas cynique. Je n'aime pas que l'on se moque de ma religion, mais je pense être assez civilisé pour discerner ce qui relève de la satire des extrémistes plutôt que de la mise en boîte des simples fidèles. Il me semble que ce journal brocarde, à juste titre, ceux qui nuisent à notre foi. Nous les connaissons que trop bien, avec les multiples manifestations de leur obscurantisme, que l'on nomme Al-Quaida, charia, wahhabisme et tant d'autres. Ces gens-là ne peuvent s'accommoder de la liberté, parce que la liberté c'est aussi celle de ne pas entrer dans leur folie. Charlie-Hebdo en a été la victime.

Rachid : Tu vas un peu vite en besogne. Tout d'abord, l'enquête commence. Qu'il est commode de tout mettre sur le dos de nos frères de foi ! Je verrais bien dans cet attentat l’œuvre de provocateurs plutôt que de croyants. Qui a intérêt à faire passer l'Islam pour intolérant dans ce pays ? Réfléchis deux secondes et tu auras une belle liste de suspects. Ce ne sont pas les islamophobes qui manquent ici bas.

Mustapha : J'avoue ne pas saisir ce concept d'islamophobie. Critiquer l'islam est licite en France, comme dans tous les pays civilisés, n'est-ce pas ? Quant à vouloir nuire au message du Prophète, il est évident que les auteurs d'attentats se revendiquant de notre propre religion y parviennent avec une efficacité sans précédent. S'il existe des islamophobes, ce sont eux, et non les dessinateurs de Charlie.

Rachid : Tu persistes à imaginer que des musulmans sont les responsables de l'attentat. L'enquête est en cours, je le rappelle.

Mustapha : Tu as raison. Il n'empêche que la réaction de ceux qui nous représentent, ou qui se réclament de notre confession, nous rendent souvent complices objectifs de ce qui s'est passé. Lis la presse, Facebook, les commentaires des journaux en ligne. Je résume le discours : "c'est regrettable, mais ce journal ne l'a pas volé".

Rachid : Ce qui est la stricte vérité cependant. On n'insulte pas impunément un milliard de musulmans sans en supporter les conséquences. Or, dessiner le Prophète est un sacrilège. On pouvait l'ignorer dans ce pays, je l'admets, il y a quelques années encore. Mais le procès des caricatures aurait dû servir d'enseignement et éclairer les mécréants sur nos tabous. Il n'en ont pas tenu compte. Ce qui s'est passé est d'une logique imparable.

Mustapha : Ainsi donc tu préfères un salaud islamiste à un mécréant innocent ?

Rachid : Je crois en la communauté des croyants. L'Oumma réunit ceux qui ont embrassé la foi du Prophète. A ce titre, nous nous devons solidarité naturelle. Cette communauté nous donne une force sans égale. Le juste puissance de ceux qui ont choisi le chemin droit.

Mustapha : Permets-moi de ne pas te suivre sur ce terrain. Tout d'abord, ceux qui tuent des musulmans sont, hélas ! trop souvent des musulmans aussi. Quelle unité faut-il pour compter les morts ? La centaine de milliers, le million ? N'oublions pas ce qui s'est passé entre l'Iran et l'Irak, puis entre l'Irak et le Koweit ; les massacres en Syrie avec la ville de Hama pilonnée dans les années 1980 ; un certain mois de septembre en Jordanie, et les brimades quotidiennes subies de Jakarta à Rabat tous les jours que Dieu fait parmi tant d’autres affronts encore. La belle communauté que voilà ! Le chemin est peut-être droit, mais jusqu'à l'abattoir. Notre famille de pensée porte le massacre comme la nuée porte l'orage.

Rachid : Tu te crois sans doute fin en paraphrasant Jaurès. Fin et dans l'erreur. Ouvre les yeux. Nos propres batailles sont fomentées par les occidentaux. Qui a vendu des armes à Saddam ? Hafez el-Assad n'était-il pas un excellent client de Dassault ? Et Kadhafi même faisait miroiter l'issue d'un juteux contrat négocié par Sarko. Qu'il est aisé de donner des leçons quand on renonce à toute exemplarité !

Mustapha : Néanmoins, bien des nations sont armées sans posséder ce besoin farouche et jamais assouvi d'exterminer les peuples autochtones ou voisins. Je maintiens que cette lubie mortifère trouve sa trace dans un obscurantisme religieux dont on ne saurait exonérer l'Islam.

Rachid : Bien, avec de telles déclarations il ne te manque plus qu'à te déclarer apostat. On se demande bien pourquoi persistes à te réclamer d'une religion que tu juges si exécrable.

Mustapha : Pourquoi ? Parce qu’elle est aussi merveilleuse. Nulle contrainte en religion : je prends le meilleur et combats le reste. Je me garde de la tentation obscurantiste pour mieux cultiver sa tradition pacifique.

Rachid : Impossible. L'Islam est un tout.

Mustapha : Je te prends à ton tour à paraphraser Clemenceau. Non, mon ami. L'Islam ne peut pas être un tout ; ou alors, nous sommes tous perdus.

Dès lors, les deux amis ne dirent plus rien, et au bout d’un moment il se levèrent et rentrèrent chez eux, dit Omar. Ce dernier, comme à l’ordinaire après avoir assisté à une telle discussion, s’en fut prendre l’air à travers la cité des Rouges-gorges.

vendredi 29 avril 2011

Lettre d'un tortionnaire repenti

Monsieur le Président,


Vous savez qui je suis. N’importe si pour vos services je fus tantôt Radu Popescu, Iohann Moritz ou Harap Alb. Vous comme moi savons de quoi nous parlons, aussi prendrai-je le ton libre d’un adulte faisant usage de ses capacités intellectuelles et de sa mémoire, comme il se doit d’être en n’importe quel régime du monde libre – de cette sphère démocratique que vous dites défendre corps et âme, Monsieur le président.

Je suis sans illusion. Cette lettre, comme les autres qui l’ont précédées, risque de finir dans la corbeille à papiers. Me voilà parti comme à l’ordinaire pétri de bonnes résolutions, et dès que j’aurai une nième fois exposé les motifs de ma requête je n’aurai de cesse d’abjurer mes actions passées. Certains trouvent, dit-on, la catharsis par l’écrit. J’aimerais tant que ce soit mon cas.

Sans doute cela est-il possible pour l’homme ordinaire. Mais peut-on aspirer à une telle purification quand on porte dans sa chair le poids de l’histoire ? Jadis, mon passage à l’Ouest a permis aux démocraties de fabriquer de vigoureux anticorps contre l’infection marxiste. J’ai miné avec mes révélations tout le système communiste plus d’une décennie avant que le premier coup de pioche n’effleure même le mur de Berlin. Sans moi on l’attendrait encore, cette destruction libératoire. Ces dernières années, je suis l’homme qui provoqua l’invasion de l’Irak, à la recherche des armes de destruction massives. Qu’on ne les ait pas trouvées – ou plus exactement pas toutes trouvées – était parfaitement prévu. Vous le savez comme moi, j’avais moi-même conçu des programmes de destruction de masse, et je connais l’importance de préparer des cachettes solides pour de tels engins de malheur. Il n’est pas étonnant qu’elles soient introuvables, mais j’ai ma petite idée. Quoi qu’il en soit, sans ma parole d’expert, Saddam Hussein continuerait de parader, aurait peut-être rayé de la carte du monde quelques peuplades oubliées et se servirait d’Israël comme paillasson.

Mon travail intellectuel contribua à façonner le monde tel qu’il est aujourd’hui. Croyez-moi ou non, mais c’est ainsi. Sans moi, la politique internationale serait complètement différente. Je manque de modestie ? Mais je n’en ai cure. Seule la vérité m’importe, et du reste tout homme un peu informé peut confirmer mes assertions.

Croyez-vous que la certitude d’avoir rendu le monde meilleur rende ma vie sereine ? Je vécus, voyez-vous, toute ma jeunesse dans la Roumanie d’avant guerre. Temps heureux et indolents, sans aucun doute falsifiés dans mon esprit par l’insouciance de mon jeune âge, où la vie était rythmée par le pas nonchalant des chevaux et des vendeurs de journaux à la criée. L’on se pressait pour dévorer de croustillantes placintas de la calea Victoriei. Jean Moscopol faisait danser le beau monde, théâtres et festivals animaient tout le centre de Bucarest auréolée de sa réputation de Petit Paris.

Un concours de circonstances me fit connaître, jeune adulte, des autorités communistes. Ma mission était de surveiller de prétendus éléments subversifs. J’étais sérieux, fidèle, je savais rédiger des rapports. La politique ne m’intéressait pas. J’étais un bon client. J’étais honnête. Difficile à croire quand on se voue corps et âme à un régime aussi despotique, n’est-ce pas ? C’est pourtant la stricte vérité. Je n’avais aucune conscience politique. Le travail me plaisait, et mes employeurs me le rendaient bien. Sans y penser à mal, je grimpais les échelons. Un jour mon chef – un brave type un peu porté sur l’alcool mais qui avait le mérite de susciter la bienveillance de Moscou - me présenta à Mme Ceausescu. Je lui fis de l’effet : elle m’imposa comme sorte de conseiller occulte du pouvoir suprême. Désormais, tous les projets de surveillance du pays passaient par moi. Ou presque : je savais parfaitement être moi-même l’objet d’une surveillance des plus féroces.

Les secrets de l’Etat m’étaient ouverts. J’accompagnai Ceausescu chez Kadhafi. Je sus, longtemps avant le reste du monde, quelles armes de destruction massives étaient en préparation dans le désert de Libye. Je participais aux couvertures des groupuscules armés d’extrême gauche censés précipiter à l’Ouest la faillite du capitalisme à coup d’attentats, de prise d’otages et d’assassinats de grands patrons. Nous entraînions avec l’aide du camarade Tito des activistes palestiniens. Nos filières étrangères étaient efficaces : nous étions passés maîtres dans l’art de récupérer à notre compte des brevets sans débourser un sou ou presque. Les fournisseurs capitalistes devaient nous aider, détente oblige. Pourquoi ne pas en profiter ? A ce jeu-là, nous n’eûmes pas le moindre mal à exploiter la naïveté occidentale.

Je rigole encore de la joyeuse compagnie du camarade Lupescu, prenant des airs altiers pour singer le vieux De Gaulle. Comme nous avons ri à l’évocation de ces négociations de façade au sujet des brevets Renault ! Alors que nous affirmions notre admiration pour la vision politique du président français entrevoyant « de l’Atlantique à l’Oural » une Europe assez forte pour contenir la puissance américaine, nos agents s’infiltraient en sous-main dans les dossiers secrets du constructeur pour lui chiper son savoir-faire. Nous avons tout volé, sans rien payer. Les autorités françaises endormies par nos beaux discours n’y ont vu que du feu. Et Dacia a vu le jour. Chapeau bas ! [en français dans le texte]

Ce petit jeu bien rôdé aurait pu continuer longtemps. La passivité débonnaire des démocraties était notre fond de commerce. Mais je suis un homme, Monsieur le Président. Le souvenir des temps heureux de l’entre-deux guerres me travaillait. Mon statut ne faisait pas de moi un homme libre. Je voulais revivre l’époque sincère du bien-être. Travailler pour détruire le monde libre ne m’a jamais intéressé.

Un jour je partis. J’étais en mission à l’Ouest, je décidais d’y rester. Au pays, tout était resté en l’état : ma maison, mes affaires, mes voitures, mon violon. Ma famille. Toutes mes affaires furent détruites, l’on mit ma fille en prison.

Les Américains me recueillirent. Ils me questionnèrent très longtemps pour savoir si je n’étais pas une taupe. Il me suffit de lâcher quelques informations croustillantes pour qu’ils me croient sur parole. Je révélais combien leur système d’espionnage était infesté jusqu’à l’os par nos propres relais. Le ménage fut radical. Ils durent tout repenser de A à Z. L’Otan fut réformé. Ronald Reagan, convaincu que la détente n’était qu’un leurre, lança sur mes conseils le projet Guerre des Etoiles. C’est à partir de là qu’ils commencèrent à avoir le dessus.

La suite est dans les livres d’histoire. Après la faillite communiste, je projetais déjà de revenir m’installer dans mon pays natal. Mais vos prédécesseurs m’ont traité en pestiféré. Monsieur le Président, entendez-moi bien, je n’ai pas trahi mon pays. J’ai trahi les tortionnaires qui le dirigeaient. J’ai dit non quand d’autres s’accommodaient de la tyrannie. Combien ont eu ce courage ? Et j’ai abattu ce régime de cauchemar. Sans moi vous ne seriez encore qu’un pitoyable apparatchik sans avenir. Pardonnez cet éclat, mais que la vérité soit dite : JE NE SUIS PAS UN TRAÎTRE. Vous êtes du côté de la justice : j’attends votre amnistie.

Je suis revenu incognito au pays. Maudites retrouvailles. Bucarest, avec ses façades poussiéreuses et sa voirie éventrée, semble sortir d’un bombardement. Chaque lampadaire supporte un invraisemblable enchevêtrement de câbles. Reliés par dizaines, ils strient de leur noirceur la moindre vision du ciel. J’ai voulu retrouver mes semblables. Dans le tram l’on m’a bousculé sans ménagement. J’ai senti l’odeur sordide et caractéristique – mélange d’humeurs corporelles, de matières fécales et de choux – de la pire indigence.

Un même quartier, une même rue, présentent un panorama honteux de la société bucarestoise. Building dernier cri, cage à poules des temps administrés, maison de la Belle Epoque et ruines médiévales se juxtaposent en un fatras précaire. Beaucoup d’immeubles sont frappés d’un même sceau. Je me suis approché et j’ai lu : « risque sismique ». Au prochain tremblement de terre, ils s’effondreront. Alors, à quoi bon les restaurer ? On les laisse dans leur crasse. Ainsi les nombreuses terrasses de Lipscani, rendez-vous de tous les routards occidentaux venus retrouver ici un semblant de vie festive internationale. Comme dans tant d’endroits de par le monde, conçus sur un même modèle insipide et idiot, on vient entre amis y boire des bières en regardant Barcelone-Chelsea sur écran plat. On pourrait se croire au Quartier Latin, dans la vieille Prague, à Phuket ou Playa del Carmen. A croire que l’on voyage si loin pour retrouver les mêmes habitudes fatiguées, supporter la même muzak, se vautrer dans les mêmes beuveries.

Le pire est sans doute l’insupportable satisfaction que l’on vous jette à la figure en vous servant d’un air blasé des plats quelconques, des vins acides ou trop mûrs, des pâtisseries dégoulinantes de beurre sucré.

Est-ce ainsi qu’est devenue la capitale des Roumains ? Je suis bien placé pour connaître les ravages du traumatisme infligé à tout un peuple par l’emprise totalitaire. Après 1990 il a fallu tout reconstruire, tout aménager, éduquer les citoyens, les faire entrer dans l’Europe. Mais plus de vingt années plus tard ? Je me suis renseigné, Monsieur le Président, sur l’aspect de Paris en 1965, deux décennies après sa propre libération des forces nazies. Une grande capitale, moderne et vivante, bruissante de culture où les dégâts de la guerre ne sont plus qu’anecdotes. Mais Bucarest n’en finit pas de sortir du communisme.

Monsieur le Président, j’aimerais que vous répondiez à cette simple question : où passe l’argent de l’Europe ? J’aurais tant aimé être surpris par Bucarest, trouver un semblant de civilisation dans son aménagement, emprunter des trottoirs praticables, contempler des façades débarrassées de ces gigantesques publicités au nom de la dignité due au passant – sans parler de celle des personnes qui logent derrière. On aimerait que les seuls lieux rutilants soient autre chose que des casinos ou boîtes de strip-tease. La restauration du centre historique est empêchée, m’a-t-on dit, par d’interminables procédures judiciaires. Sans compter, a-t-on ajouté d’un air entendu, l’influence des Tziganes sur cette entreprise. Croyez-le ou non, j’avais oublié la facilité avec laquelle le bouc émissaire est invoqué pour justifier sa propre incapacité.

A la Gare du Nord j’ai pris un train. Son nom était engageant : la Flèche Bleue. Est-ce de l’humour ? En vérité le convoi n’est guère plus rapide que la navette qui relie l’Aéroport de Newark au centre de New York. Je suis descendu après plusieurs heures d’inconfort dans une petite ville. Un chauffeur de taxi m’a dit « le Christ est ressuscité ». J’avais oublié que c’était Pâques. Mon premier réflexe – héritage d’une vie passée en terre civilisée - fut de lui faire comprendre que sa croyance n’engageait que lui et qu’il ne fallait pas compter sur moi pour le conforter dans sa superstition. Heureusement je tins ma langue. Il ne fallait pas attirer l’attention sur moi dès mon arrivée. D’un ton timide et un peu honteux, je lui donnais la réplique rituelle : « En vérité, il est ressuscité ». Je croyais échapper à la touffeur de la métropole dans ce coin reculé et me voilà engoncé dans l’étroitesse des conventions rurales. L’essor de la foi m’a estomaqué. N’y a-t-il donc aucune séparation entre l’Eglise et l’Etat dans votre pays, Monsieur le Président ? Je lis les gros titres des quotidiens nationaux : la résurrection de Jésus, l’entretien avec tel dignitaire orthodoxe à la mine sévère… A la radio du taxi j’entendais le commentaire éclairé d’un envoyé spécial assurant au bon peuple que la lumière sainte était apparue spontanément à Jérusalem. Je ne sais quel Patriarche avait fait le voyage en jet pour ramener la flamme du miracle au pays, et de là la diffuser à l’ensemble des églises du territoire. Je me suis demandé un instant si pareil lavage de cerveau n’était pas comparable à celui vécu en terre d’Islam.

La religion est un ramassis de mythes, auxquels chacun est libre d’adhérer si l’envie lui en prend, mais pensez-vous un seul instant que ce modèle puisse servir de fondement pour construire le monde de demain ? Imaginez-vous CNN célébrer en titre principal la montée au ciel de la vierge Marie ?

Je voulais me fondre dans la petite ville en portant les habits de tout le monde. Peine perdue, l’accoutrement accentue ma gaucherie. Chacun me dévisage sans vergogne. Je voulais retrouver le cœur de mon pays. Me voilà plus étranger que jamais.

Alors que j’écris ces lignes dans la quiétude amère d’une maison – je ne vois personne mais je sais que les ragots vont bon train, derrière les volets clos qui protègent ma retraite – je me prends à évoquer nos retrouvailles prochaines. Je descends d’un avion blanc spécialement affrété, à l’aéroport Henri Coanda d’Otopeni. Un taraf en habits festifs joue en mon honneur la Hora de l’Union. Une petite fille aux cheveux noués par un ruban tricolore vient me remettre dans une révérence le pain et le sel, immémoriaux symboles de bienvenue. Vous êtes là, Monsieur le président, à moins que ce soit votre futur. Vous me remettez la clef du pays. Par-dessus la foule immense, j’aperçois sur une banderole les mots : « Bienvenue au héros ». Des vivats s’élèvent : « gloire à celui qui nous débarrassa du Conducator ! ». J’avance entre deux rangées de gardes nationaux au garde à vous. Une limousine aux couleurs officielle m’attend pour me conduire à l’Athénée. Dans cette salle prestigieuse, la Philharmonie George Enescu anime une soirée de gala. Le chef en habit d’apparats – queue de pie et gants immaculés – interrompt le récital et m’invite sur l’estrade. Il me remet le Stradivarius de Josef Joachim dont je fus autrefois l’acheteur au nom de l’Etat. Dans un silence recueilli je joue enfin l’Humoresque, déchaînant une ovation dont on parlera encore dans un siècle.

Voilà, Monsieur le président, le destin dû à un homme de ma trempe. Le temps presse. Je suis âgé et je peine à rédiger cette lettre à la lumière jaunâtre d’une ampoule de faible puissance. Dans quelques minutes, la baba qui m’a loué la chambre entrera sans frapper. Sans mot dire, elle déposera sur mon bureau une soupe aigre où surnagent des bouts de carottes. Je trouverai le sommeil au son étouffé des refrains de Manele venus de la maison voisine – des Tziganes.

Je ne suis pas un traître. La nation me mérite. Ne me laissez pas mourir ici.

Je vais maintenant entreprendre la relecture de cette lettre. A mon habitude je ne pourrai pas aller plus loin que la première page. Alors je la déchirerai en mille morceaux pour peut-être recommencer demain. Peut-être, Monsieur le Président.

Votre dévoué serviteur.






dimanche 20 mars 2011

Millénium, polar entre originalité et conformisme

Le succès mondial de Millénium

Emblème du renouveau littéraire scandinave, en filigrane des commentaires sur le Salon du livre consacré aux Lettres Nordiques, feuilleton vedette sur France Culture pendant le mois de mars, Millénium s’est imposé comme un incontournable du roman contemporain suédois. De fait, ce « polar addictif, au suspense insoutenable », comme l’annonce sans détour le 4e de couverture du livre édité par Actes Sud, est un « succès phénoménal dans le monde entier ».

Intrigué par cette exaltation collective, je me suis intéressé aux ingrédients utilisés par Stieg Larsson pour le tome 1 de la trilogie, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes.

Un beau pavé. Couverture noire, illustration intrigante : un visage adolescent, présenté de trois quarts, pose sur nous un regard sans grâce. Le torse invisible du personnage est entouré par une enfilade de petites têtes féminines, reliées entre elles par une cordelette façon Jivaros. L’intrigue promet d’être criminelle,  mystérieuse, cruelle. Et longue, très longue : sept cent six pages écrites en petits caractères.

L’amateur de littérature sait que son temps est compté. L’inventaire des grands livres aujourd’hui disponibles donne le vertige, tant il y a à lire, à relire. S’embarquer dans Millénium est comme prendre une place pour une longue traversée dont on espère tout le long qu’elle tiendra ses promesses. Seul l’intérêt de la destination pourra justifier le temps passé à bord. Or il s’agira ici d’heures ou de jours. La question est donc légitime : faut-il prendre le temps de lire Millénium ?

Attention, pour apporter des éléments de réponse à cette interrogation je devrai dévoiler certains éléments essentiels de l’histoire. Avis aux futurs lecteurs…

Un polar, deux quêtes

Faute de preuves, le journaliste Mikael Blomkvist, co-fondateur et rédacteur vedette du journal Millénium, vient de se faire condamner à une peine de prison par un patron véreux. Il reçoit une offre d’un industriel à la retraite, Henrik Vanger, qui lui propose des révélations fracassantes sur son adversaire. Mais à une condition : enquêter au préalable pendant une année sur la disparition énigmatique de sa nièce Harriet, il y a plus de quatre décennies.

Provisoirement mis à l’écart de son journal, voilà Blomkvist exilé pendant de longs mois sur les lieux du crime, une petite île de Suède. Là, il tâche de reconstituer l’enchaînement des faits, sous le regard ambigu des nombreux membres de la famille Vanger. De révélation en révélation, le journaliste, aidé par la jeune surdouée Lisbeth Salander, parvient à mettre à jour une vérité stupéfiante qui élucide enfin l’affaire Harriet. Muni des révélations promises par Henrik Vanger, Blomkvist met en accusation définitive le patron qui l’avait fait condamner.

C’est en justicier auréolé des deux exploits – avoir démêlé l’énigme de la disparition et porté la lumière sur les turpitudes du PDG « ripou » - que Mikael Blomkvist reprend la direction de Millénium.

L’histoire de ce polar est à la fois un whodunit (« qui l’a fait ? » ou la recherche du coupable dans une situation inextricable) et une féroce critique sociale. Selon Larsson, les grandes entreprises ne valent pas mieux que la mafia ; leurs patrons sont aussi méprisables que les trafiquants.

Originalité et poncifs


Mais le livre est un polar peu ordinaire. Sa structure surprend : elle surabonde de précisions, met sous les yeux du lecteur des cartes géographiques et un arbre généalogique, fait intervenir de nombreux protagonistes. Ceux-ci mettent en soin particulier à s’emparer de la parole pour de longues causeries, auxquelles répondent patiemment d’autres personnages tout aussi diserts. Les dialogues, dans Millénium, occupent des pages entières.

Ce foisonnement, et la richesse qu’il fait supposer, impriment un rythme particulier à la narration. Pendant plusieurs dizaines de pages, l’on se demande en vain ce qui fait le prix de cette histoire menée sur un rythme lent, parsemée de redites et redondances. Le lecteur est mis devant un dilemme très concret : faut-il abandonner la lecture, en renonçant ainsi à la  la promesse d’un dénouement extraordinaire ?

Alors, il faut bien poursuivre tant bien que mal, supporter la description de cet univers maussade où lentement, très lentement, au prix de multiples digressions, prend forme l’issue de la double quête.

Une fois le lourd bouquin refermé l’on se prend à réfléchir à cette histoire. Elle promettait d’être étrange. Certes, elle contient des mystères, des meurtres, des coups de théâtre. Et elle comporte des aspects originaux : les personnages ne sont pas des jeunes premiers, bien au contraire. Le héros est dans la quarantaine avancée. Il partage en toute transparence sa maîtresse « officielle » avec le mari de celle-ci. Une autre de ses amantes est proche du 3e âge. La jeune surdouée n’est pas un éblouissant top model, mais au contraire une fille effrayante de maigreur, sans les attributs qui plaisent d’habitude aux personnages de polars. Elle a pourtant déjà eu plusieurs dizaines de partenaires.

Cette rupture des moules conventionnels soulève l’attention, et le succès du livre lui doit certainement beaucoup.

On ne peut s’empêcher néanmoins de ressentir une impression mitigée. Le contenu formel du roman donne le sentiment d’être composé d’idées déjà vues.

Par exemple, l’on apprend dans le dernier tiers que Harriet, l’adolescente disparue dans les années 1960, n’est en réalité pas morte. Mais, à la vérité, quel lecteur ne s’en doutait ? Comme à l'accoutumée, un meurtre sans cadavre signifie que la victime est bien vivante.

Le criminel est quant à lui l’un des principaux suspects, à savoir un membre de la famille Vanger. Or, la surprise eût été qu’il ne le fût pas. Certes, il n’y a pas eu un meurtrier mais plusieurs. La recette du Crime de l’Orient-Express est excellente, quoiqu'un peu trop usitée.

L’assassin est, comme dans la quasi-totalité des films et romans criminels depuis trois décennies, un serial killer. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin, ce tueur en série exécute ses victimes selon des principes bibliques. Et il et a aménagé sa cave en une salle de torture. Une magnifique ribambelle de poncifs ! Le "phénoménal" Larsson se complaît ici dans la plus parfaite orthodoxie.

Et ce n’est pas tout. Le héros, malmené par notre si original criminel, est secouru par sa jeune amie au moment même où il allait rendre l’âme. L'on croirait une recette tirée du Cinémastock de Gotlib et Alexis. Cette jeune fille est une geek surdouée et asociale, mais au bon cœur, la morale est sauve. Bien entendu, Mikeal Blomkvist couche avec elle, comme avec les deux autres principaux personnages féminins.

Tous les industriels sont des méchants vraiment méchants, que ce soit le patron véreux qui fait emprisonner le journaliste ou l’oncle de la disparue qui insiste pour que la vérité ne soit pas publiée.

Lisbeth Salander la geek sait, en trois minutes chrono, entrer dans n’importe quel ordinateur verrouillé par mot de passe, maîtrise à la perfection plusieurs langues, possède une mémoire photographique, est capable de trafiquer son deux-roues comme d’installer en un temps éclair un système de surveillance électronique.  Larsson, intéressant pour sa peinture de mœurs décalées, tombe dans un conformisme exacerbé quand il s’agit des ressorts de l’histoire.

L’invraisemblance des fleurs séchées

On ne saurait commenter ce récit sans parler de son intrigue invraisemblable. Je renvoie ici au mystère insondable exposé dès prologue de Millénium, l’affaire des fleurs séchées. Chaque premier novembre, Henrik Vanger reçoit par la poste une fleur séchée sous cadre. L’expéditeur est inconnu. La provenance du mystérieux colis peut varier : Stockholm, Londres, Paris, Copenhague, Londres, Madrid, Bonn, Pensacola aux États-unis.

Vanger sait que cet envoi anonyme a un lien avec la jeune fille disparue, qui offrait traditionnellement une fleur séchée à son oncle pour son anniversaire. Alors, pourquoi un tel colis après qu’Harriet n’a plus donné signe de vie ? Est-ce une vengeance contre le vieil homme ? La police se déclare impuissante à enquêter. Il n’existe aucun moyen de remonter à l’expéditeur de ce colis annuel.

En partant de ces quelques éléments, qui n’aurait pas l’idée élémentaire de consulter la liste des suspects – grosso modo l’ensemble des membres de la famille Vanger – pour savoir lesquels étaient en mesure de voyager, et de poster année après année la fleur pressée sous verre et encadrée depuis différentes villes à travers le monde ?

Cet examen sommaire aurait permis d’identifier Anita Vanger, installée à Londres depuis les années 1970, et qui travaille pour une compagnie aérienne. Est-il crédible que le vieil Henrik Vanger, qui a passé une partie de son existence à réfléchir à la disparition de sa nièce, ne fasse pas le lien entre le métier d’Anita, ses nombreux déplacements impliqués par son métier, et la provenance des colis ? On peine à imaginer que le commissaire de police si impliqué dans la résolution de l’affaire ait négligé une telle piste.

Le métier de chef d’escale à la British Airways d’Anita était pourtant de notoriété publique. L’information est donnée par la bouche même de sa sœur dans la première partie du livre, page 289 exactement.

L’ange sans la bête


Mais il y a plus. L’auteur échoue à exploiter la noirceur grandissante de ses personnages positifs. Il y avait là un sujet en or : ceux qui combattent au nom des principes de civilisation adoptent, en pleine conscience, les procédés de leurs ennemis.

Ainsi, Lisbeth Salander n’hésite pas à violer la vie privée de ceux qu’elle estime être des « salopards ». Et Stieg Larsson s’emploie à défendre son héroïne. Il se pose en partisan d’une pratique somme tout positive, et légitimée par les faits.

p. 419 « … moi aussi j’ai des principes qui correspondent à ton comité d’éthique. J’appelle ça le principe de Salander. D’après moi, un fumier est toujours un fumier et si je peux lui nuire en déterrant des saloperies sur lui, c’est qu’il l’a mérité. Je ne fais que lui rendre la monnaie de sa pièce. »

Pour l’héroïne de Larsson, le salopard l’est par essence. Quoi qu’il puisse faire, aucun rachat n’est possible. Dès lors tout est permis : viol de la vie privée, usurpations, manœuvres visant à l’élimination physique par des tiers. Juger arbitrairement et supprimer les individus nocifs est un procédé habituel des dictatures. Il faudrait « éliminer la pomme pourrie avant qu’elle contamine le panier ».

Salander met en pratique le rêve de tous les totalitarismes, la maison de verre qui nie le droit à la vie privée. Dès la page 159, sa morale est explicite : « Tout le monde a des secrets. Il s’agit simplement de découvrir lesquels. »

Tout le monde participe sans état d'âme à cette curée. Blomkvist, « héros équilibré », non seulement admet les pratiques de Salander, mais se promet de les utiliser à ses fins personnelles.

« Mikael décida de demander à Lisbeth Salander de procéder sur Borg, quand l’occasion se présenterait, à l’une de ses si subtiles enquêtes sur la personne. Rien que pour la forme. » p. 691

Le dénommé Borg est un journaliste que notre héros n’apprécie pas. L’inimitié personnelle justifie ici que l’on puisse lancer des « enquêtes subtiles » - entendez : intrusions dans l’intimité pour constituer un dossier à charge. Voilà le sympathique Mikael devenu aussi « salopard » que ses adversaires. A son notoire insu et, ce qui est plus préoccupant, au probable insu de l’auteur du roman qui dresse jusqu’à l’ultime page un portrait flatteur de son justicier sans tache. Faudrait-il voir l’expression d’une tentation totalitaire chez Stieg Larsson ?

Stieg Larsson, histoires de style


J’ouvre le livre au hasard. Page 613. Je recopie :

« Ils se levèrent vers 10 heures, prirent une douche ensemble et s’installèrent dans le jardin pour le petit-déjeuner. Vers 11 heures, Dirch Frode appela et dit que l’enterrement aurait lieu à 14 heures et demanda s’ils avaient l’intention d’y assister.

- Je ne pense pas, dit Mikael.

Dirch Frode demanda à pouvoir passer vers 18 heures pour un entretien. Mikael dit qu’il n’y avait pas de problème. »

Et cela continue, tout au long du tome, avec des précisions fondamentalement inutiles qui donnent envie de relire les fiches horaires de la SNCF pour trouver un peu de légèreté. L’emploi du temps heure par heure des personnages est de la plus cinglante vacuité, et l’on se demande bien l’intérêt d’un tel pensum digne d'un rapport plat et sans âme de quelque gratte-papier besogneux.

A la vérité, ces phrases sans ressort et alignées avec complaisance font penser à un procédé artificiel pour tirer à la ligne, enfiler les paragraphes et les chapitres. Il serait possible de les retirer sans craindre de nuire à la structure générale de l’ouvrage. C’est dire à quel point elles sont superflues, tant et si bien que le contenu formel de ces quelques centaines de pages se révèle en définitive bien plus faible que l’épaisseur du volume ne le laisse supposer.

L’impression est renforcée par un style souvent étrange. Beaucoup d’adverbes, des expressions bizarres. Prenons la page 334 : « elle dévora ses sandwiches nocturnes ». Sandwiches nocturnes ? Certes, on comprend tous les mots de cette locution, dont le sens paraît clair. Mais l’expression sonne faux. On ne dira pas, que je sache, « je mange un steak diurne » à la place de « en plein jour, je mange un steak ». Il s’agit peut-être d’un particularisme suédois que les traducteurs ont tenté de restituer en français, sans grande fortune dans ce cas.

Ailleurs, page 182, on trouve la phrase « Mikael versa un peu de lait dans une soucoupe, que son invité ne tarda pas à laper ». La tournure sans être absolument incorrecte n’est pas très heureuse. Il est recommandé de ne pas séparer « que » de son antécédent. Une phrase plus correcte, à défaut d’être plus intéressante, pourrait être construite ainsi : « Dans une soucoupe, Mikael versa un peu de lait que son invité ne tarda pas à laper ».

Ce n’est sans doute pas grand-chose, dira-t-on. Certes. Mais l’accumulation de ces petites anicroches ne fait qu’accroître au fil de la lecture le sentiment d’avoir sous les yeux un livre mal écrit, ou mal traduit. Le style emprunte parfois au langage familier, sans que l’utilité de cet usage ne soit flagrante (p. 563 : « elle sortit se balader pour balancer discrètement l’ordinateur dans l’eau sous le pont ». Pourquoi « balancer » et non « jeter » ?).

Terminons la revue de style en soulignant les banalités dont Stieg Larsson n’a pas jugé bon de se défaire : « On aurait dit qu’elle avait le pressentiment d’une catastrophe à venir » (p. 498). Fichtre ! Le lecteur tressaille. Lisbeth Salander quand elle monte à l’attaque : « Elle montra les dents comme un fauve. Ses yeux étaient noirs et brillants. » (p. 552). Est-ce là le style d'un maître du polar ?

Honnête et sans génie


Alors, Millénium 1 « Les hommes qui n’aimaient pas les femmes » est-il un mauvais roman ? Non, sans qu’il ne soit un chef d’œuvre pour autant. C’est un polar dans la bonne moyenne du genre, certainement pas un sommet de la littérature.

Son problème, qui est aussi sa valeur en quelque sorte, est qu’il donne au lecteur du genre ce qu’il est en droit d’attendre. Une énigme, une enquête, du sang et du sexe, un vilain serial killer et un vilain patron, un happy end. Mais aussi : des personnages inattendus et somme toute bienvenus dans l’univers tant codifié du polar.

Faut-il prendre le temps de lire Millénium ? Les amateurs d’inattendu seront déçus. L’amoncellement de méandres, de détails inutiles et de fausses pistes dont l’auteur parsème le texte cache en réalité un solide conformisme. Ceux qui auront prêté l’oreille sans discernement aux dithyrambes ont seront pour leurs frais : à défaut de sommet littéraire, voici un polar bien honnête et très long, qui ne parvient en aucune façon à sublimer le genre.

Post scriptum 1 : la traduction


Une fois cet article en cours d’achèvement, je prends connaissance de la polémique qui opposa le critique Jacques Drillon aux traducteurs de Millénium en 2008. Ici : http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20080417.BIB1139/les-bourdes-de-millenium.html . Cela me conforte dans l’idée que la traduction n’est pas irréprochable, même si J. Drillon a relevé d’autres « bourdes » que celles que je cite plus haut. Voir aussi la réponse des traducteurs sur la même page.

Post scriptum 2 : la tentation totalitaire de Stieg Larsson


Par ailleurs, j’apprends dans l’Express que Stieg Larsson (http://www.lexpress.fr/culture/livre/les-enfants-de-millenium_822924.html) s’était engagé en 1977 auprès des rebelles du Front populaire de libération en Erythrée, et désirait léguer ses biens à section communiste d'Umeea, en Suède. L’on comprend mieux la tentation totalitaire que j’avais cru entrevoir – sans doute à juste titre - en lisant Millénium.

vendredi 11 février 2011

La géopolitique de l'ordinaire - Réflexions sur La géopolitique de l'émotion, de Dominique Moïsi

Un modèle pour comprendre le monde d’aujourd’hui : voilà ce que propose Dominique Moïsi dans son essai La géopolitique de l'émotion (2008). Son sous-titre éclaire le propos du chercheur français : Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde.

En effet, explique-t-il dans la première partie Le choc des émotions, chaque culture réagit selon les émotions qui lui sont propres. Ce phénomène fondamental est négligé, voire méprisé, par la plupart des experts. Pourtant, explique l’auteur, les émotions ne sont pas de l’unique ressort d’une pensée romantique : elles contrôlent les êtres, décident de leurs actions, pour le meilleur et pour le pire. Le sentiment de confiance est essentiel pour déterminer la capacité des peuples à agir. Or, la confiance est plus ou moins vivace selon la façon dont les émotions d’espoir, d’humiliation et de peur sont ressenties et maîtrisées.




Même si nous n’en avons pas une conscience aiguë, poursuit l’auteur, la mondialisation aujourd’hui possède deux facettes. La première nous est familière, puisqu’il s’agit de l’américanisation. Mais l’Asie et son influence toujours plus croissante ne sauraient désormais être ignorées. La mondialisation est donc bipolaire.

Elle s’accompagne d’un accroissement des richesses, rendue évidente par les moyens de communication, et provoque en retour des réactions extrêmes. Cette nouvelle opposition remplace désormais le mur de Berlin : voilà la carte géopolitique actuelle. Et les émotions des différentes cultures pourraient être dessinées sur cette carte. L’on mettrait ainsi en évidence des zones plus ou moins soumises à l’espoir, à l’humiliation ou à la peur : la carte des émotions dominantes.

La culture d’espoir s’est déplacée d’Ouest en Est. La « Chininde », ensemble fictif réunissant la Chine et l’Inde, accuse une croissance économique annuelle de presque 10% depuis près de deux décennies.
La Chine table sur le temps qui joue en sa faveur. Ce pays émerge aussi en tant que puissance politique, capable d’arbitrages internationaux : « la Chine est de retour » après des siècles d’effacement, renouant ainsi avec une tradition prestigieuse. Mais les défis ne manquent pas, comme celui de l’évolution de son mode de gouvernement, foncièrement inadapté à ses ambitions planétaires.
L’Inde est en revanche une immense démocratie. Plusieurs industriels puissants viennent aujourd’hui de ce pays. Sa diversité est sa force, mais aussi sa faiblesse. Aussi lui faudra-t-il surmonter ses inégalités. Et sa croissance ne pourra perdurer qu’au prix d’une consolidation de ses infrastructures.

D’autres pays asiatiques restent à l’écart de la culture d’espoir : par exemple, les dictatures de Corée du Nord ou de Birmanie. Le Japon est également à part, mais pour d’autres raisons. Ce pays très moderne reste soumis à la hantise des phénomènes naturels. De plus, le Japon est relatif déclin économique et démographique. Autant de raisons qui le soumettent davantage à la peur qu’à l’espoir.

Les pays musulmans, continue D. Moïsi, sont hantés par l’idée de la fin de l’islam. Depuis le XVIe siècle et le déclin inexorable de l’empire ottoman, cette angoisse de civilisation en péril alimente le soupçon de complot extérieur et nourrit ainsi une culture d’humiliation. Les dirigeants des pays musulmans trouvent commode de désigner des boucs émissaires pour masquer leur propre incapacité : États-unis, Occident, Israël. Quand il s’agit d’examiner ses propres faiblesses, la culture musulmane se réfugie dans le déni de réel. En Europe, les jeunes musulmans sont mis à l’écart et le phénomène s’est encore accru avec les attentats islamistes. Certains états du golfe prospèrent économiquement mais sont encore trop fragiles pour entraîner les autres nations musulmanes. La culture, en déclin, semble toutefois reprendre des forces grâce à des artistes installés en Europe.

L’Occident quant à lui perd son rôle de modèle. La culture de peur guide désormais ses actions. Après l’espoir né de l’effondrement communiste, l’Europe se replie aujourd’hui sur elle-même et souhaiterait sans doute se protéger de ses voisins par de nouveaux murs. Signe de faiblesse structurelle, elle a été incapable de mettre fin au conflit de l’ex-Yougoslavie sans l’aide américaine. D. Moïsi souligne combien la construction européenne manque de cœur, si bien que ses peuples eux-mêmes sont sceptiques sur l’avenir de l’Europe.

L’autre rive de l’occident, l’Amérique, s’interroge sur le désamour dont elle est victime. Sa réponse au 11 Septembre, selon l’auteur, fut disproportionnée au point qu’elle la discrédita aux yeux du monde. De ce fait, les États-unis sont devenus un pays oppresseur. Les guerres qu’ils engagent sont des impasses ou des désastres. Certes, l’élection d’Obama peut être un gage de renouveau ; il faudrait, quoi qu’il en soit, donner plus de poids à l’Europe pour rééquilibrer l’occident.

Dominique Moïsi parle ensuite d’autres pays jugés « inclassables ». La Russie et l’Iran comptent sur leur puissance énergétique. Israël se fragilise politiquement. L’Afrique est minée par la corruption, la maladie, la guerre ; peut-être que la nouvelle génération de dirigeants sera capable d’y remédier. L’Amérique Latine reste partagée entre régimes progressistes et populistes.

Le livre se termine sur deux visions du monde en 2025, selon la façon dont les « émotions » auront pu être maîtrisées ou non d’ici cette date. A celui du pire (terrorisme, nouvelle explosion des Balkans, protectionnisme, épidémies) répond le scénario de l’idéal (paix au Proche Orient, prise en main des dérèglements climatiques par les USA, etc.)

Fukuyama, Huntington… Moïsi ?


Dominique Moïsi inscrit son essai dans la lignée de deux célèbres ouvrages de géopolitique des années 1990. La fin de l’histoire et le dernier homme, de Francis Fukuyama, et Le choc des civilisations, de Samuel Huntington. Tout en s’opposant aux thèses de ses prédécesseurs, le chercheur français emprunte certains de leurs procédés. L’idée d’une nouvelle cartographie du monde est le fondement même du Choc des civilisations. La notion de ressorts intimes propres à chaque être humain (tout comme les émotions) est au cœur de la réflexion de Fukuyama.

Or cette filiation revendiquée – non dans le contenu de la thèse, mais dans son objectif – surprend à plusieurs titres. Disons-le sans détour, le livre de D. Moïsi étonne par sa légèreté. Les essais de F. Fukuyama et S. Huntington sont à ce titre des ouvrages beaucoup plus imposants, bien qu’imprimés en caractères plus petits. Pour le dire autrement, la quantité brute de texte est, comparativement, beaucoup moins consistante chez Moïsi que chez ses devanciers.

Cette remarque n’est pas qu’une simple constatation quantitative. Écrire avec rigueur et précision réclame des développements, des arguments, des sources, des réfutations. Autant de caractéristiques dont foisonnent les livres des deux experts américains. La fin de l’histoire et Le choc des civilisations sont des textes denses et bien étayés. Cette richesse les rend difficile à contredire, et c’est ce qui en fait le prix. En s’efforçant de comprendre pourquoi ces thèses heurtent notre façon de voir, nous voilà obligé de reconsidérer nos propres convictions, et peut-être de débusquer quelques préjugés. Autrement dit, leur lecture active nous pousse à approfondir ou modifier notre rapport au monde.

Or cette même richesse est ce qui manque cruellement à La géopolitique de l’émotion. Dire que l’émotion est un facteur déterminant pour décrire le monde, pourquoi pas ; l’idée est plutôt bienvenue dans une discipline ardue et vue comme manquant de cœur. Hélas, il est à craindre que l’on n’écrive pas de bon essai de géopolitique avec de bons sentiments. Ainsi, l’auteur préfère rester à des niveaux de détail très généraux, illustrant son propos par son expérience personnelle et quelques impressions.

Mais voilà, ce faisant il offre son travail vulnérable à la critique de tout un chacun. Fonder des considérations planétaires à partir d'anecdotes peut être sympathique pour lancer le débat de l’apéritif. Mais le lecteur est en droit d’attendre autre chose d’un expert du domaine, d’autant plus que de multiples petits détails injustifiés, mal formulés ou désagréables viennent gâcher l’agrément de la lecture.

Accrocs de lecture : sur l’Asie


Par exemple, les Asiatiques sont patients, leur émotion dominante est l’espoir. Confiance en soi, dans ses capacités, dans son devenir, explique D. Moïsi.

La Chine, justement, vient de réussir « son examen de passage dans la modernité » (p. 12). A quelle occasion ? L’organisation des Jeux Olympiques de l’été 2008, selon l’auteur. Ainsi, il suffisait de réunir la foire aux muscles et aux records suspects pour devenir modernes. Avec un peu de recul, cependant, il ne semble pas que la Chine ait fondamentalement changé à la mi-2008.

Entendons-nous bien : que la Chine change, c’est un fait. Qu’elle entre plus ou moins dans la « modernité », on peut en discuter. Que cet « examen de passage » soit « réussi » avec les derniers JO laisse plus que sceptique ; ou bien il faudrait encore une fois assurer cette opinion par des arguments de choix, ce qui n’est pas fait ici.

De même, l'on reste sceptique devant les éléments avancés pour illustrer l’émergence de la « Chininde ». L’acupuncture, le stade de Pékin (avantageusement comparé, on ne sait pourquoi, au Palais Garnier qui est pourtant une merveille d’architecture), un opéra sur une légende chinoise. Vous l’ignoriez peut-être, tout comme moi, mais l’ouvrage lyrique Le voyage en occident fut monté à Manchester, Paris et Berlin. Cette rencontre entre musique pop européenne et personnages costumés chinois serait donc un nouveau Tristan et Isolde, un Wozzeck du XXIe siècle ? Voire ! Je n’ai pas souvenir que le monde de l’art ait été chaviré par cet événement.

D. Moïsi cite aussi l’énergie de Bollywood, facteur de renaissance de la comédie musicale. Je ne savais pas, je l’avoue, que les navets de Bollywood allaient désormais pousser dans mon jardin de cinéphile.

Et pourquoi insister sur « le succès de l’acupuncture » ? On peut trouver cette pratique thérapeutique chinoise sympathique ou originale, cela n’est pas la question ; mais on aura du mal à trouver un malade gravement atteint – par la morsure d’une vipère ou d’un chien enragé, par le SIDA ou le cancer – que l’on puisse guérir par les principes d’acupuncture. Mettre en balance médecine « occidentale » et pratiques traditionnelles chinoises est, au mieux, un trompe l’œil. Illustrer par cette notion l’émergence de la pensée chinoise est tout simplement fallacieux. Comme toute science, on est las de le rappeler, la médecine est universelle et non « occidentale ».

La fameuse « patience chinoise » est également commentée en termes flatteurs. « La Chine, empire qui revient, annonce l’auteur page 76, est infiniment plus patiente que l’Occident ». Hélas ! Combien les Tibétains auraient aimé que les Chinois fassent preuve de cette légendaire patience à leur égard ! Qu’aurait donné ce même massacre de masse perpétré par un empire infiniment moins patient que l’Occident ?

L’Islam, l’humiliation, la peur


Dominique Moïsi décrit l’humiliation propre aux pays d’Islam, et l’incapacité de ces mêmes pays à se développer. Ce faisant il reprend une très ancienne constatation sans pour autant porter d’éléments nouveaux. La question de l’évolution des sociétés musulmanes était déjà, au XIVe siècle, au cœur de la réflexion d’Ibn Khaldoun. Et l’on ne saurait trop conseiller la lecture de Arabes, si vous parliez, du Tunisien Moncef Marzouki (éditions Lieu Commun), qui dépeignait en 1987 et avec quelle acuité ! le mécanisme d’humiliation de la nation arabe.

Moïsi ne se prive pas de nous faire connaître son opinion sur l’affaire des caricatures de Mahomet : « il est certain que la liberté de la presse ne doit pas comprendre le droit d’insulter gratuitement les émotions les plus profondes des autres » (page 116). Il est donc « certain » qu’il ne faut pas faire de peine aux islamistes, mieux encore : « certain » qu’avant toute publication il est nécessaire de quémander l’avis des « autres » afin de ne pas « insulter gratuitement leurs émotions ». Étrange conception de la liberté, fille captive des croyances religieuses. Dommage que Moïsi ne soit pas plus précis au sujet de cette affaire : le « scandale des caricatures » est, on devrait s’en souvenir, le fruit d’une manipulation intégriste.

Pour illustrer la « peur » de l’Occident, D. Moïsi raconte comment, une année après les attentats de Londres, il a eu peur pour sa vie en se trouvant assis en face d’une femme complètement voilée dans le métro de la capitale anglaise. Il a été, comme l’Occident aux abois, victime de ses « préjugés ».

L’anecdote est peut-être intéressante au plan personnel, sa portée reste très limitée pour étayer un ouvrage de géopolitique. Au surplus, il ne s’agit pas de préjugés mais bien au contraire d’un jugement fondé sur des faits. Les attentats de Londres ont bien été commis par des terroristes islamistes ; porter un voile intégral dans le métro de Londres, constamment sous la menace de nouveaux assauts islamistes, suscite une peur dès lors légitime. Être sous la menace constante d’illuminés qui veulent votre peau pour ce que vous êtes (et non pour ce que vous faites) réclame un minimum de vigilance ; sans quoi l’on verserait dans l’inconscience. Est-ce avoir peur que d’être vigilant ?

Par ailleurs, est-ce que les jeunes gens d’Ispahan n’ont pas, eux aussi, peur de la police religieuse ? Que dire des internautes chinois face à la police politique, ou des prisonniers voués au Laogaï – le goulag chinois ? Ne sont-ils pas, et ô combien plus que nous, sous l’emprise d’une peur démesurée ?

Approximations


Il faudrait, pour peindre la carte de l’Occident aux couleurs de la peur, disposer d’analyses plus solides. Ce même défaut parcourt l’ensemble de l’essai : dès la préface (page 14) l’on apprend que le monde s’est « radicalement transformé » en 2008 et 2009 car « l’espoir et la peur semblent s’y être développés, en parallèle, de façon exponentielle ».

« De façon exponentielle » signifie, au sens commun, en augmentation constante et constamment accélérée. Elle reflète une envolée démesurée. On voudrait savoir sur quels éléments l’auteur se fonde pour avancer cette impression si catégorique, d’autant plus que la « radicale transformation » du monde pendant cette période n’est pas flagrante au non expert. Certes, une violente crise économique éclata en septembre 2008. Avec quelles conséquences ? Des pays ont-ils été rayés de la carte ? A-t-on assassiné les dirigeants du G20 ? Une bombe sale aurait-t-elle massacré une capitale européenne ? Le glacis soviétique est-il réapparu ? Un gouvernement fasciste a pris la tête des USA ? La Californie a fait sécession ? L’Afrique a-t-elle été décimée par la grippe aviaire ? L’arme nucléaire aurait-elle été utilisée ?

Le monde change, c’est un truisme, mais qu’il ait radicalement changé entre 2008 et 2009 est, jusqu’à plus ample informé, une vague impression plus que le fruit d’une analyse raisonnée. Étrange rapport aux bouleversements du monde, puisque l’on lit page 31 que « la domination de l’Occident sur le monde commence à la fin du XVIIIe siècle avec le Raj Indien » et non, comme l’annoncent les livres d’histoire, à la conquête des Amériques.

Un livre d’opinions


Le livre prêterait moins le flanc à la critique si l’auteur assumait son choix de proférer des opinions, et non des analyses. Prenons une phrase comme (p. 72) : « d’une façon générale, notre définition de l’Asie comme continent de l’espoir, comprenant les Philippines ou l’Indonésie – qualifiées par leurs remarquables progrès économiques -, est à la fois orientée et un peu exagérée ; elle n’en reste pas moins fondamentalement juste ». Elle rend bien l’impression d’à peu près qui parcourt l’ensemble du livre. Grosso modo, c’est ainsi, comme je vous l’écris, assure l’auteur ; même si ici ou là j’en fais trop, j’escamote, je brode, j’en rajoute, qu’importe ! – puisque, en définitive, j’ai raison.

En bon Européen, Dominique Moïsi n’oublie pas le traditionnel couplet anti-Américain. Ah, ces droits de l’homme « que l’Amérique oublie souvent de mettre en pratique » (page 76). Cette très ancienne accusation, fille de l’obsession antiaméricaine, méritait plus de nuance, davantage de précision ; dire que Guantanamo est une honte et Abu Ghraib une infamie n’est pas une analyse. C’est un avis ordinaire, sans valeur en soi. Les questions qui valent sont : les droits de l’homme ont-ils été bafoués ? Si oui, dans quelle mesure ? Par quelle autorité ? Comment a réagi la Cour Suprême ? Les responsables, s’il y a lieu, ont-ils été jugés ? Les jugements ont-ils été appliqués ? Et ainsi de suite. Autant de points dont l’éclaircissement permettrait de valider – ou non – l’accusation de manquements fréquents aux droits de l’homme par les États-unis. Cette analyse élémentaire devrait permettre de comprendre les faits et d’aller au-delà de l’opinion basique. N’est-ce pas, précisément, ce que l’on attend d’un spécialiste ? La pertinence d’un Jean-François Revel, ici, fait cruellement défaut.

Signalons quelques fautes de conjugaison : page 18, « s’ils devaient réussir, ce seraient par eux-mêmes individuellement » ; page 126, « celle qui garanti l’égalité des sexes ». Le style est trop souvent impersonnel et bancal : « Le pétrole et le gaz russes, ainsi que la richesse qu’ils confèrent, n’ont pas vocation à l’amélioration de la vie sur terre » (p. 32). On ignorait que le pétrole et le gaz « avaient vocation » à quoi que ce soit.

Page suivante, le très laid « Peuple caméléon, ils peuvent imiter… », ou encore (p. 91) « le Japon est la preuve vivante que modernité et occidentalisation ne sont pas synonymes » - et ainsi de suite. Il est exact que si un ouvrage écrit en anglais par un Français, et traduit ensuite en langue française, peut comporter quelques bizarreries, il n’en reste pas moins vrai que l’éditeur n’a pas été très pointilleux dans sa relecture. Et que penser d’une phrase comme (p. 83) « à la différence de l’Angleterre, la Chine n’est pas une île » ? Articuler que l’Angleterre est une île aurait valu, il n’y a pas si longtemps, le bonnet d’âne au collégien étourdi.

Le livre de Dominique Moïsi est mal installé. Il s’annonce comme une alternative aux thèses de Francis Fukuyama et Samuel Huntington, sans avoir les moyens de son ambition. C’est un recueil d’opinions, décrivant le monde actuel à très grosses mailles sans véritablement donner les moyens de comprendre les enjeux. Car si j’annonce que les Chinois sont à la fois bercés d’espoir et devant de graves défis, je me prépare à avoir raison dans tous les cas de figure. Que la Chine devienne le pays sans partage de la mondialisation, et je pourrai annoncer l’avoir prédit au nom de la culture d’espoir. Si en revanche le géant peine à poursuivre son ascension ou s’effondre, je déclarerai sans plus de difficulté avoir parfaitement entrevu l’ampleur des défis posés aux Chinois, qu’une seule culture d’espoir ne suffisait évidemment pas à surmonter.

A ce titre, les deux descriptions du monde en 2025 proposées en fin d’ouvrage sont éloquentes. Quelle est donc la valeur d’une analyse permettant d’envisager le tout et son contraire ? Le procédé fait irrésistiblement songer aux diagnostics des médecins de Molière pour lesquels un malade mourait malgré eux mais guérissait par la grâce de leurs prétendus soins.

Géopolitique de l’ordinaire


Il y a deux manières d’innover en géopolitique. La première est d’annoncer des choses surprenantes, en appuyant le discours sur des sources et un raisonnement solides. C’est ce que fait Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme.

La deuxième est de présenter une thèse classique mais en l’étayant par des raisonnements foncièrement originaux : une manière d’éclairer différemment un tableau déjà connu pour mettre en valeur des perspectives insoupçonnées.

Or, La géopolitique de l’émotion ne joue sur aucun des deux registres : ce livre énonce des idées courantes, appuyées par des faits contestables.

On a déjà évoqué les faits, parlons des idées. La Chine est un monstre commercial en devenir, mais confronté à de graves défis ? L’idée était peut-être neuve, il y a trente ou quarante ans. Le Japon est miné par le vieillissement de la population ? On le sait depuis un demi-siècle, au bas mot. Le monde musulman souffre de son incapacité à embrasser la modernité ? Mais le débat, comme on l’a dit, était déjà soulevé par Ibn Khaldoun, au Moyen-Âge. L'Afrique, en proie à la misère et aux massacres, et l'Amérique Latine, partagée entre populisme et raison ? On pensait déjà le savoir. L'Europe craint d’être supplantée par les États-unis ? Cette hantise ne remonte nullement à la fin de la première guerre mondiale, comme le dit Dominique Moïsi, mais bien avant encore, puisque Émile Zola, par exemple, la mentionne explicitement dans son roman La terre.

Le soupçon de crise profonde engageant le déclin de l’Amérique est quant à lui suffisamment ancien (et jusqu’à aujourd’hui démenti par les faits) pour qu’il ne puisse être accepté sans plus d’arguments.

L’on s’étonne, pour finir, qu’il n’y ait eu personne, chez Flammarion, pour attirer l’attention de l’auteur sur le contresens qu’il commet au sujet de Fukuyama. La géopolitique de l’émotion et La fin de l’histoire et le dernier homme sont pourtant publiés dans deux collections voisines à la même couverture jaune. Quand le Français écrit :

« C’est l’achèvement de [l’« ère des idéologies » du XXe siècle] qui fit dire à Francis Fukuyama – à tort bien sûr, car ce ne sera jamais vrai – que l’histoire elle-même était parvenue à son terme »

ne se rend-il pas compte qu’il tombe dans un travers grossier, celui de juger un livre sur son seul titre ? Pourtant, Fukuyama lui-même prend soin de démonter cette méprise dès les premières pages de son essai (je souligne) :

« Ce dont je suggérais la fin n’était évidemment pas l’histoire comme succession d’événements, mais l’Histoire, c'est-à-dire un processus simple et cohérent d’évolution qui prenait en compte l’expérience de tous les peuples en même temps. Cette acception de l’histoire est très proche de celle du grand philosophe allemand G. W. F. Hegel. »

Pour le dire autrement, Fukuyama pose la question de savoir si le modèle de démocratie libérale (au sens large : ce terme ne désigne pas forcément l'Amérique capitaliste mais tout régime réellement démocratique, de gauche comme de droite) ne répond pas aux plus intimes aspirations de l'homme, reprenant l'intuition de Hegel voyant les troupes de Napoléon défiler sous ses fenêtres.

Du reste, la simple lecture du livre aurait suffi à lever le doute. Par exemple, dans le chapitre intitulé Intérêt nationaux, l’Américain annonce des événements à venir « cataclysmiques et sanglants » à cause du possible éclatement de la Yougoslavie – rappelons l’année de l’essai : 1992. Est-ce là la pensée naïve de quelqu’un célébrant le terme de l’histoire ? D'autant plus qu'il envisage, dans sa conclusion, l'hypothèse que nous ne sommes pas encore parvenus à cette fameuse fin de l’histoire.

Autant d’éléments qui attestent le sérieux et la valeur de la pensée de Fukuyama ; l’on regrette d’autant plus que le Français, « l’un des meilleurs spécialistes des questions internationales », soit pourtant incapable de poser une alternative d’une même valeur intellectuelle.

Références


La géopolitique de l’émotion – Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde
Dominique Moïsi
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Champs actuel 954, Flammarion, 2010
ISBN 978-2-0812-3495-6
Prix France 8 €