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samedi 22 novembre 2014

Le Suicide Français d'Eric Zemmour : une critique

Eric Zemmour aime la France, c'est sa raison d'écrire. Il aime la France, son passé prestigieux, ses écrivains, sa place dans l'histoire qui la mettaient en position de dominer le monde, de parler en maître à l'Allemagne, à l'Angleterre et à la Russie, de se tenir à distance des Américains cauteleux.

Le Suicide Français, sous-titré Les 40 années qui ont défait la France, tient une chronique rétrospective des événements qui selon l’auteur ont fait de la France un pays déconstruit, un bateau ivre, une nation de second rang au bord de la guerre civile. Chaque chapitre est conçu selon le même modèle. Le point de départ est une date, de 1970 à 2007, et l'exposé d'un fait de société de cette année : une décision politique, une chanson, un film, ou encore une partie de football. Il rappelle le contexte de cet événement et en développe les conséquences. Elles sont toujours négatives : le fait que l'on pensait anodin portait en lui un ingrédient qui, on le voit maintenant, a fait reculer la nation française, participait d'une sourde entreprise à notre déclin. Les décideurs angéliques préparaient le suicide français.


Des polémiques


Le chapitre sur le droit des femmes (17 janvier 1975 - La femme est l’avenir de l’homme) a choqué. L'auteur ne prend pas une position pro-vie, ne dit pas que l'embryon est un être humain, ou qu'il souffre. Son discours est autre : « Quand Debré entend le mot avortement, il ne sort pourtant ni son revolver ni son crucifix, mais sa calculette. Il compte et il pleure. Il compte les enfants qui manqueront, selon lui, à la France et il se lamente sur la puissance perdue, enfuie à tout jamais. » J'ignore si le calcul est défendable, et si la baisse de la natalité est due, et en quelle proportions, à la loi sur l'avortement. Zemmour souligne le militantisme du MLF et l’abdication des hommes. Mais jamais il n'étudie l'hypothèse d'un maintien de l'interdiction d'avorter. Si notre démographie se serait mieux portée – ce que je ne sais pas dire – est-ce qu'il fallait continuer avec ce réseau d'avorteurs clandestins, plus ou moins véreux, que l'on payait au noir, avec les risques sanitaires que l'opération comportait ? Fallait-il que les femmes continuassent à se rendre à l'étranger pour se faire avorter dans des conditions acceptables ? Ces questions ne sont pas débattues : or elles sont au cœur du débat.

D'autres passages ont fait polémique. Les Juifs français protégés par Pétain ? « Les mêmes (historiens de l'après-guerre) expliquaient le bilan ambivalent de Vichy par la stratégie adoptée par les Pétain et Laval face aux demandes allemandes : sacrifier les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français. », écrit Zemmour. La thèse surprend. J'aurais aimé que ses contradicteurs, à la télévision, lui opposent des éléments historiques. Je n'ai vu qu'échanges de noms d'oiseaux et anathèmes. N'étant pas historien, pour ma part, je note cette thèse surprenante, dans l'attente d'être plus instruit. Le point qui fait débat est celui des intentions : Vichy a-t-il réellement voulu préserver les Juifs français de la barbarie nazie ? Ou bien le nombre de sauvés ne s'explique-t-il que par le retard d'application du sinistre plan ? Zemmour choisit la première hypothèse, ce en quoi il ne semble pas suivi par la plupart des historiens contemporains. Mais la question devrait mériter une réponse pédagogique, argumentée, plutôt que de regrettables coups de sang qui ne servent pas la cause de la vérité historique.

L'insupportable libéralisme


Mais Zemmour n'aime pas toute la France. Une chose lui déplaît souverainement dans la Révolution Française : c'est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Le mot de déclaration est essentiel. Les auteurs du texte se posaient en observateurs d'une réalité qui les dépasse. Ils déclarèrent donc – et non décidèrent – que l'homme est naturellement libre, et que ce droit est imprescriptible. Cette liberté fondamentale ne provient donc pas du bon vouloir d'un gouvernement : elle précède toute posture politique. Elle n'est pas une loi que l'on peut faire et défaire : c'est une vérité avec laquelle il faut composer.

Ce discours est libéral au sens premier. On l'a peut-être oublié : les premiers révolutionnaires étaient des libéraux. La gauche des origines était libérale. Mais voilà : ce libéralisme est insupportable pour Zemmour, qui place l'Etat au-dessus de tout. L'Etat, c'est Napoléon, c'est de Gaulle, de grands hommes qui avaient compris le jeu intime des nations - l'ennemi anglais, la puissance allemande – et s'efforçaient de donner à la France sa juste mesure.

En aimant l'Etat français, quand il est fort, Zemmour ne tolère aucun pouvoir qui puisse lui être supérieur. On comprend mieux pourquoi la phrase de Marx, qui explique que tout droit est le droit de la classe dominante, plaît tant à Zemmour. Elle introduit le relativisme, dans la lignée de Johann Gottfried von Herder, là où 1789 proclamait un absolu. Ce relativisme fait de Zemmour un héritier du romantisme, à l'instar de Marx qu'il cite à tout champ, un romantique nationaliste français. Voici cet étrange penseur : un Français qui rejette l'enseignement de nos Lumières, à portée universelle, pour lui préférer le culte du local. Cette posture le met en position de refuser tout libéralisme, ou plutôt ce qu'il imagine être du libéralisme. Car dans le domaine Zemmour confond loi du marché, libre-échangisme, capitalisme et libéralisme, termes qu'il emploie indifféremment dans ses différentes chroniques au moment où la cause du malheur doit être expliquée.

Ainsi l'on lit que la Chine serait "économiquement libérale". L'expression révèle une incompréhension manifeste : le libéralisme n'est pas une doctrine économique. Un pays non libéral dont l'économie serait libérale est une contradiction dans les termes. Dans une Chine libérale, un entrepreneur pourrait faire traduire et diffuser les écrits de Zemmour ; or celui qui aurait une telle audace aujourd'hui risquerait fort de se retrouver emprisonné dans le goulag local, le sinistre loagai. Un pays avec des camps de rééducation n'est pas un pays libéral. La Chine n'est pas libérale. Son économie est capitaliste et, contrairement à ce qu'écrit Zemmour, il y a beaucoup d'exemples de dictatures capitalistes. Zemmour cite le Chili de Pinochet. Il aurait pu ajouter la Yougoslavie de Tito, le Mexique pour une bonne partie du siècle dernier, les « dragons asiatiques » parmi d'autres. Pays tous capitalistes sans être libéraux pour autant.

C'est pourquoi Eric Zemmour se trompe quand il raille une pensée naïve qu'il prête aux libéraux, selon lesquels, à l'en croire, le « libéralisme économique s’accompagnerait inéluctablement de sa version politique des droits de l’homme, démocratique et libérale » : ce qui compte avant tout c'est la liberté, qui s'impose naturellement au domaine économique comme aux autres. C'est aussi pourquoi l'expression qu'il emploie de « libéralisme modéré » est un non-sens.

Ailleurs, Zemmour écrit : « Ils s’opposaient à la "mondialisation néolibérale" sans comprendre que l’expression était un pléonasme. ». C'est faux : la mondialisation aurait pu être nazie ou soviétique ; elle représente encore le but des islamistes. Nos anciens anti-mondialistes se sont rebaptisés alter-mondialistes : il veulent une autre mondialisation. Autrement dit ce n'est pas la mondialisation qui les révulse, mais la mondialisation telle qu'elle s'annonce aujourd'hui.

Le libéralisme serait donc, selon l'acception majoritaire reprise ici par Zemmour, une entreprise d'esclavagisme vouée au seul profit. On se demande bien pourquoi Victor Schoelcher, le député qui fit voter l'abolition de l'esclavage, n'était ni socialiste ni marxiste d'aucune obédience, mais libéral. Pourquoi la loi qui limitait le travail des enfants fut présentée par des députés libéraux. Et pourquoi ces profiteurs égoïstes obnubilés par l'argent auraient combattu tant d'années pour enfin arracher à Napoléon III le droit de grève. Il y a plus : bien des syndicalistes actuels s'étrangleraient si on leur rappelait que c'est un ministre libéral, Pierre Waldeck-Rousseau, qui a autorisé le syndicalisme en France ; le même Waldeck-Rousseau qui lança en 1899 la révision du procès d'Alfred Dreyfus.

De Marx à Marchais


Voilà, sous la plume de Zemmour, Marx en phare de la pensée universelle, plus actuel que jamais. Or encenser Marx, c'est chanter les louanges d'un architecte au génie hors pair, dont tous les immeubles se seraient effondrés en massacrant la moitié de ses occupants et en laissant les autres infirmes.

Que vaut donc une pensée dont la moindre mise en œuvre ne s'est jamais traduite qu'en terme de pénurie, d'arbitraire, de séquestration et de massacres de masse ? Marx, avec son état tout puissant – et donc responsable de tout – plaît à Zemmour qui ne supporte pas le libéralisme. Dans chaque chapitre de son livre, les causes de l'échec sont identifiées : elles se nomment le marché, les Américains, l'approche libérale. A en croire Zemmour, nous vivons dans une soupe libérale depuis quatre décennies, et de là vient le désastre français. Taper sur les « libéraux » est un réflexe constant de la classe politique française, et on regrette de voir Zemmour tomber dans le même sempiternel panneau. La loi de la jungle ? Le libéralisme. Les travailleurs-esclaves ? Le libéralisme. L'affaiblissement de l'école ? Le libéralisme.

Tous les maux de la Terre ? Le libéralisme, le libéralisme vous-dis-je ! Pourrait s'exprimer Toinette-Zemmour.

Sa détestation du libéralisme, responsable de tous les malheurs, le pousse naturellement à réhabiliter la mémoire de Georges Marchais. Le métallo au langage fruste, digne représentant de la classe ouvrière, a laissé un souvenir amusé dans l'imaginaire des enfants de la télé. Gardons-nous des faux souvenirs : l'homme n'était pas qu'un pitre. Le premier secrétaire du PCF, parti grassement payé en sous-main par le grand frère soviétique grâce aux bons offices de la Banque du Nord, était un féroce idéologue, rompu à toutes les techniques dilatoires destinées à déstabiliser ses contradicteurs pour éviter de répondre aux questions sensibles.

Ses attaques personnelles, sa mauvaise foi terrorisaient les journalistes. Marchais donc, « dernier gaulliste » pour Zemmour, s'était engagé volontaire pour travailler au profit des Nazis pendant la guerre. Singulier gaulliste, en vérité, que cet opportuniste planqué chez l'ennemi, logeant à l'auberge du Bélier Bleu à Augsbourg, ainsi que l'avait révélé l'Express, petit collabo n'ayant même pas l'excuse du STO – un simple examen des dates prouve qu'il travaillait chez Messerchmidt avant l'instauration du travail obligatoire, en 1942. Marchais œuvrant pour le national-socialisme mettait ses pas dans ceux de Thorez, réfugié à Moscou avec un laisser-passer allemand.

Marchais rejetant les « deux blocs » ? Zemmour invente. Le 1er secrétaire du PCF déjeunait avec les Ceaușescu au bord de la Mer Noire et estimait que le Soviet Suprême était plus libre que notre Assemblée Nationale. Là où Zemmour croit deviner une prescience extraordinaire d'une nouvelle époque soumise à la toute-puissance capitaliste, il n'y avait en réalité que débandade face à la crise des électeurs. L’ouvrier remplacé par l'émigré, voilà qui allait précipiter la chute de l'électorat traditionnel – un électorat qui devait préparer bien évidemment le Grand Soir avec la main bienveillante des sbires de Brejnev. Zemmour voit de la lucidité où il n'y avait vraisemblablement qu'une pitoyable tentative de colmater la fuite des votes.

Zemmour rapproche l'intervention soviétique en Afghanistan et la guerre que menèrent au début du XXIe siècle les Américains : ne s'agissait-il pas de combattre le péril islamique ? C'est évidemment une illusion. L'invasion de 1978 était le fait d'arme d'un pays totalitaire, avide de dominer le monde, qui entendait ainsi affirmer sa puissance en Asie, ajouter un nouveau pays à son empire. A cette époque les Talibans n'existaient pas. Et tous les Afghans qui défendirent leur pays n'étaient pas des islamistes. Avons-nous oublié Massoud ? L'Amérique est entrée en guerre, avec l'aval de l'ONU, contre un pays complètement différent, mené par des fous de Dieu qui avaient offert l'asile aux responsables des attentats du 11 Septembre. Et non pour y installer un dictateur à leur botte à la façon soviétique : l’Amérique se moquait comme d’une guigne de ce pays lointain et arriéré et n’y est allé qu’en réponse à une agression, au contraire des Soviétiques, impérialistes par essence.

Quant à la lettre de Marchais pour défendre l'enseignement de l'histoire à l'école, ne nous y trompons pas. On sait de quelle histoire il s'agit : celle où il n'a pas été volontaire pour travailler en Allemagne mais victime du STO ; celle où les révolutionnaires de 1956 à Budapest étaient des agents impérialistes ; le monde enchanté où la RDA est un modèle de réussite économique, où l'URSS regorge de récoltes faramineuses, digne sauveuse d'une Russie tsariste encore au Moyen-Âge. Contrôler l'enseignement de l'histoire, ce vieux rêve de tous les idéologues.

Erreurs et approximations


La logique des deux blocs, qui permettait à de Gaulle de se placer en sage arbitre entre deux adversaires, est un mythe. Il n'y avait, il n'y a jamais eu deux blocs. D'un côté, un empire totalitaire, sans élections libres, sans liberté de la presse, sans liberté de circuler ; de l'autre, des pays plus ou moins libres, plus ou moins démocratiques, plus ou moins d'accord entre eux. De Gaulle voyait le monde comme au XIXe siècle, sans comprendre qu'après la guerre les idéologies primaient les nations. Zemmour peut construire un discours rétrospectif sur ces 40 années, mais cela ne le dispense pas de respecter les faits : or sur ce point nous restons sur notre faim. Le livre comprend beaucoup d'approximations ou de choses fausses : Marchais n'était pas victime du STO, Harlem Désir (et non Malek Boutih) était président de SOS Racisme au moment de l'affaire des voiles à Creil, c'est Hara-Kiri et non Charlie Hebdo qui fit sa fameuse une après la mort de de Gaulle, le monde n'a pas été partagé à Yalta contrairement au délire gaulliste.

Il insulte la mémoire de Guynemer quand il assène que la « Première Guerre mondiale (était le) premier conflit de l’Histoire qui ne fabriquait pas de héros autres qu’anonymes ». Il croit qu'Internet est « le corollaire » du PC quand ces deux projets n'ont à l'origine rien à voir, et qu'internet est même plus ancien. Il croit que Gorbatchev a été pris d'un réflexe « hamletien » en refusant de massacrer les foules de 89 alors que George Bush avait prévenu sans ambiguïté qu'une action violente ne laisserait pas l'Amérique inactive. Il parle du « cow-boy Camel » (et non Marlboro). Il croit, comme tant d'autres hélas ! que Fukuyama annonçait la « Fin de l'histoire », quand l'essayiste américain examinait le monde contemporain selon la grille de lecture hegelienne revue par Kojève. Il oublie les Coupes des confédérations de 2001 et 2003 quand il affirme qu'après l'Euro 2000 « le football français n’a plus remporté une seule compétition internationale. » Il se méprend en écrivant mal "Ceaucescu". Il attribue à Karl Marx un passage de l'Esquisse d'une critique de l'économie politique de Friedrich Engels. Il voit dans la célèbre Pétition des fabricants de chandelles de Frédéric Bastiat une « intention providentialiste » que le texte n'évoque en aucune manière. Il méconnaît l'histoire musicale quand il profère que « les Beatles sont assez vite rentrés dans le rang de l’embourgeoisement et de la variété musicale » : que l'on compare l’inoffensif Love me do (1963) et A Day in a life (1967), avec ses allusions à Krzysztof Penderecki.

Zemmour affirme que la gauche « refusait par principe de se sentir étrangère à un soulèvement d’où qu’il vienne. Elle était avec les communistes russes en 1917 ; avec les Chinois en 1949 ; avec les Cubains en 1959 ; avec le FLN en 1962. » C'est trop vite dit : la gauche était-elle du côté des insurgés de Budapest en 1956 ? Des révoltés tibétains contre l'occupation chinoise ? des Vénézuéliens contre Chávez ?

Il tord la pensée de Levi-Strauss : « Comme l’avait deviné dès 1962 Claude Lévi-Strauss : "Le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre." L’heure venue, le Marché s’emparera sans mal de ces hommes déracinés et déculturés pour en faire de simples consommateurs. »

On ne voit pas le lien entre les deux phrases. Lévi-Strauss parlait des sciences humaines, incapables selon lui de définir un homme mais bien au contraire d'en faire valoir les infinies richesses. Zemmour s'empare de cette opinion pour disserter sur le maudit marché qui veut faire de nous des « hommes déracinés et déculturés », de « simples consommateurs ». Chacune de ces deux phrases peut être discutée, mais il n'y a pas d'enchaînement logique entre elles.

Quand il annonce que « Depuis les deux guerres mondiales, la guerre était devenue un tabou en France et dans tout le continent européen. On était persuadé en Europe (et seulement là) que l’avenir appartenait au droit, aux normes et au marché. Le canon était désuet, condamné à rouiller dans les poubelles de l’Histoire », il oublie la majeure partie du continent européen, dans laquelle l'état de guerre ou la guerre elle-même étaient des réalités : à Budapest, à Prague, en Pologne ou en Yougoslavie, la force militaire s'est déployée sans vergogne, faisant couler le sang de nations européennes. Il oublie que la seconde guerre mondiale ne s'est terminée, pour ces peuples, qu'en 1989, ou même une dizaine d'années plus tard pour les ex-Yougoslaves. Et il oublie de mentionner ce fait inouï dans toute l'histoire : jamais des états membres de l'Europe politique, la CECA, la CEE et l'UE, ne sont entrés en guerre les uns contre les autres. Nous qui vivons dans un continent dont l'histoire est parsemée d’invasions guerrières, dans lequel trois décennies de paix étaient il n'y a pas si longtemps un événement exceptionnel, nous devrions pourtant savoir ce que l'Union Européenne nous a apporté. Le marché, voyez-vous, est un ennemi si redoutable qu’il nous prive de notre droit fondamental de guerroyer une nouvelle fois, et de montrer aux Allemands qui est le maître en Europe continentale. Est-ce au détriment de la souveraineté ? Sans doute. Faut-il le regretter comme le fait Zemmour ? A chacun d'en décider. Mais pour cela il faut poser les faits : c'est ce qui manque ici.

Le Suicide Français est parcouru par une intention finaliste. Les événements n'arrivent pas par hasard, et quand le fil est ténu, Eric Zemmour fait parler les morts. Le Luron et Coluche avaient « une grande prescience », et ce dernier agissait «  comme s’il sentait qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre. » « Les communicants mitterrandiens avaient deviné les temps à venir ». L'intervention divine n'est jamais absente : « La punition céleste poursuit toujours les méchants là où ils ont péché. »

Sur la disparition à quelques mois d'intervalle de Coluche, Le Luron et Véronique Mourousi, il note :

« Dans l’Antiquité, ces morts accumulées auraient été vues comme des présages sinistres, entourant cette parodie d’une aura funeste. Mais nous nous croyons à l’abri de toutes les malédictions des Dieux »

Ce passage n'est pas clair. Que faut-il comprendre ? Qu'une société superstitieuse aurait pensé que ces morts n'arrivent pas par hasard ? C'est, d’un point de vue factuel, exact. Mais une société lucide ne pense pas ainsi. Faut-il regretter les temps où l'on croyait à des interventions surnaturelles ? A un monde gouverné par des forces inintelligibles ? « Nous nous croyons à l’abri de toutes les malédictions des Dieux », écrit Zemmour. Reversement sémantique : devient croyant celui qui précisément récuse les croyances. On peine à lire cette vieille scie, qui voudrait que l’athée soit un croyant comme les autres. Encore un indice de l’approche relativiste choisie par Zemmour.

Le procès de de Gaulle


Eric Zemmour a raison de dénoncer le capitalisme de connivence (ce qu’il croit être le libéralisme) sans se rendre compte que la connivence est l’enfant naturel d’une société où tous les pouvoirs sont concentrés, fruit d’une Constitution toute-puissante.

Le libéralisme en politique est bien oublié en France, et absent du débat depuis plusieurs décennies. Zemmour, comme tant d'autres, guerroie contre un fantôme.

Cette mise en accusation d'un pur fantasme cache un procès qui hérisse Zemmour. Celui du gaullisme politique, de cette période dont nous avons hérité une Constitution, adoptée en temps de guerre par un chef de guerre, qui rend l'Etat obèse, pataud et dilettante. Un état tout puissant et incapable de la moindre souplesse, gorgé d'impôts et de subventions, qui a oublié le fondement même de la République, qui est d'assurer la liberté à chacun tant qu'il ne nuit pas aux autres ; de garantir le droit de propriété, ce droit qui hérisse les marxistes de toute tendance. Un Etat qui octroie à son chef le pouvoir de dissoudre l'Assemblée, alors que la motion de censure des députés ne touche que le Premier ministre. Un tel pouvoir entraîne sa propre voracité. Si déclin de la France il y a, depuis l'époque de de Gaulle, ce n'est certainement pas à cause d'une approche libérale, qui n'a jamais existé que dans les pires cauchemars de certains.

Bien au contraire, dans la droite lignée des pouvoirs exorbitants de la Constitution, le pays succombe à l'hypertrophie galopante, année après année, des charges que l'Etat accumule, des affaires qu'il estime de son devoir de réguler sans rien y comprendre et surtout sans qu'il lui soit demandé son avis : qui contrôlait le Crédit Lyonnais quand l'établissement a fait faillite ? L'Etat. La leçon est valable pour l'étranger. La crise des subprimes vient d'une injonction du gouvernement américain à ses administrations de financer les ménages pauvres : le monde devait se fracasser contre le mur de la réalité et l'insolvabilité des malheureux ménages financés à fonds perdus. Évidemment on n'accusa pas l'Etat mais ces rapaces de capitalistes, quand l'origine du désastre fut un geste social que n'aurait pas renié Mélenchon.

Zemmour reste pertinent au sujet de l’islam. Il a raison de dénoncer l’aveuglement de la gauche française après l’attentat de la Rue Copernic, automatiquement attribué à l’extrême-droite alors que les coupables venaient du Proche-Orient. Il pointe avec justesse la détestation de soi qui a saisi les Français, en prenant pour exemple la chanson Lily de Pierre Perret ou le film Dupont Lajoie d'Yves Boisset. Nous serions tous racistes, incapables d’empathie, de véritables incarnations du beauf de Cabu. Ce qui était une alerte salutaire dans les années 70 : attention à ne pas devenir comme eux ! - est devenu un modèle imposé à la nation. Vous voulez interdire les prières dans les rues ? Mais vous êtes un Dupont Lajoie, monsieur.

On s’étonne de ne pas trouver d’allusion au Sanglot de l’homme blanc, essai de Pascal Bruckner (1983) construit autour de cette thématique, ou au dernier ouvrage de Christian Jelen, le percutant La guerre des rues (1998). Eric Zemmour aurait aussi pu citer les films parodiques OSS 117 avec Jean Dujardin ou le grand succès Intouchables, qui procèdent de la même approche : le Français est stupide, l’étranger toujours admirable. Du côté de la bande dessinée, on pouvait rappeler l'existence d'une courte histoire de Gérard Lauzier, Paris sera toujours Paris, à la fois scandaleuse et brillante, comme souvent chez ce grand dessinateur. On est aujourd'hui étonné de trouver, au générique du sketch qui en a été adapté en 1985 pour le film Tranches de vie, les noms de Josiane Balasko et Jean-Pierre Darroussin.

Ces passages intéressants - au sens où ils ouvrent un vrai débat sans s’appuyer sur une histoire reconstruite, mais sur une réalité plus proche et donc plus tangible - méritent d’être lus. On rapprochera l’histoire du voile à Creil avec la remarquable analyse qu'en a faite Alain Finkielkraut avec son livre l’Identité malheureuse.

Relire Revel


Jean-François Revel, dans un livre bouleversant de 1983, Comment les démocraties finissent, avait donné sa propre analyse d’un suicide, non pas français, mais des pays libres en général. Revel pointait l’ennemi des années 80 : l’URSS et ses alliés objectifs, et tous ceux qui, à leur insu ou non, relayaient les thèses soviétiques en terre démocratique.



Sa pensée reste du plus haut intérêt. Les mécanismes qu’il décrit sont les mêmes aujourd’hui, qui poussent une partie de la population à prendre fait et cause, et parfois les armes, contre les démocraties. Jean-François Revel était, selon Zemmour, « porté par un antimarxisme militant qui l’aveuglait souvent » : l’on ne voit rien, ni de près ni de loin, qui justifie pareil jugement. Il faut lire et relire la Tentation totalitaire, Ni Marx ni Jésus, la Connaissance inutile, la Grande Parade et tant d’autres ouvrages pour comprendre à quel point cet auteur était dans le vrai à une époque où tout le monde, ou presque, se trompait. Il n’était pas antimarxiste, c’étaient les marxistes, au nom de leur prétendue science, qui étaient anti-Revel. Revel n’était pas militant : il défendait la démocratie, la liberté, et ne se laissait pas tromper par les communiqués officiels de la Pravda, quand tout le monde célébrait le miracle soviétique, est-allemand ou bulgare, et qu'en 1976 Jacques Delors décrivait dans un mémorable Apostrophes les mérites de la République populaire de Hongrie.

Il ne se laissait pas embrigader, à la différence de Zemmour, dans l’histoire réécrite de la chute d’Allende. Et, au contraire de Zemmour, il n'a pas plus succombé au réflexe moutonnier anti-américain, quand bien même il savait fustiger la politique des Etats-unis.

Mais Revel était un libéral. Cette étiquette infamante devait lui interdire la juste reconnaissance. On s’étonne de ne pas trouver son oeuvre en librairie, à l’exception du consensuel et insipide Le Moine et le Philosophe, co-écrit avec son fils Matthieu Ricard. Tout homme cultivé devrait lire Revel : pas pour nier Zemmour, mais pour comprendre qu’une autre approche d’un déclin occidental existe, étonnamment lucide et contemporaine, soucieuse des faits et sans aucun doute plus pertinente que celle du Suicide Français.


Alain Chotil-Fani, novembre 2014


La tentation totalitaire (1976) : le livre d'un homme de gauche qui scandalisa la gauche


Quelques liens


La Pétition des fabricants de chandelles de Frédéric Bastiat : http://bastiat.org/fr/petition.html

Site consacré à Jean-François Revel : http://chezrevel.net/

Le libéralisme pour les débutants : http://www.dantou.fr/

Paris sera toujours Paris, avec Josiane Balasko et Jean-Pierre Darroussin, extrait du film Tranches de vie de François Leterrier (1985) d'après une bande dessinée de Gérard Lauzier : http://youtu.be/lrhj4hHtxFQ

Les accords de Yalta : http://mjp.univ-perp.fr/traites/1945yalta.htm

Un extrait de La tentation totalitaire de Jean-François Revel sur le coup d'Etat chilien de 1973 : http://reellerealite.perso.sfr.fr/La%20tentation%20totalitaire.htm

Apostrophes de 1976 avec Jean-François Revel,  René Andrieu et Jacques Delors : http://youtu.be/aYYMFTB5AtI

Un article sur la crise des subprimes : http://www.contrepoints.org/2013/02/26/116215-fannie-mae-et-freddie-mac-linterventionnisme-source-de-la-bulle-immobiliere


dimanche 20 mars 2011

Millénium, polar entre originalité et conformisme

Le succès mondial de Millénium

Emblème du renouveau littéraire scandinave, en filigrane des commentaires sur le Salon du livre consacré aux Lettres Nordiques, feuilleton vedette sur France Culture pendant le mois de mars, Millénium s’est imposé comme un incontournable du roman contemporain suédois. De fait, ce « polar addictif, au suspense insoutenable », comme l’annonce sans détour le 4e de couverture du livre édité par Actes Sud, est un « succès phénoménal dans le monde entier ».

Intrigué par cette exaltation collective, je me suis intéressé aux ingrédients utilisés par Stieg Larsson pour le tome 1 de la trilogie, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes.

Un beau pavé. Couverture noire, illustration intrigante : un visage adolescent, présenté de trois quarts, pose sur nous un regard sans grâce. Le torse invisible du personnage est entouré par une enfilade de petites têtes féminines, reliées entre elles par une cordelette façon Jivaros. L’intrigue promet d’être criminelle,  mystérieuse, cruelle. Et longue, très longue : sept cent six pages écrites en petits caractères.

L’amateur de littérature sait que son temps est compté. L’inventaire des grands livres aujourd’hui disponibles donne le vertige, tant il y a à lire, à relire. S’embarquer dans Millénium est comme prendre une place pour une longue traversée dont on espère tout le long qu’elle tiendra ses promesses. Seul l’intérêt de la destination pourra justifier le temps passé à bord. Or il s’agira ici d’heures ou de jours. La question est donc légitime : faut-il prendre le temps de lire Millénium ?

Attention, pour apporter des éléments de réponse à cette interrogation je devrai dévoiler certains éléments essentiels de l’histoire. Avis aux futurs lecteurs…

Un polar, deux quêtes

Faute de preuves, le journaliste Mikael Blomkvist, co-fondateur et rédacteur vedette du journal Millénium, vient de se faire condamner à une peine de prison par un patron véreux. Il reçoit une offre d’un industriel à la retraite, Henrik Vanger, qui lui propose des révélations fracassantes sur son adversaire. Mais à une condition : enquêter au préalable pendant une année sur la disparition énigmatique de sa nièce Harriet, il y a plus de quatre décennies.

Provisoirement mis à l’écart de son journal, voilà Blomkvist exilé pendant de longs mois sur les lieux du crime, une petite île de Suède. Là, il tâche de reconstituer l’enchaînement des faits, sous le regard ambigu des nombreux membres de la famille Vanger. De révélation en révélation, le journaliste, aidé par la jeune surdouée Lisbeth Salander, parvient à mettre à jour une vérité stupéfiante qui élucide enfin l’affaire Harriet. Muni des révélations promises par Henrik Vanger, Blomkvist met en accusation définitive le patron qui l’avait fait condamner.

C’est en justicier auréolé des deux exploits – avoir démêlé l’énigme de la disparition et porté la lumière sur les turpitudes du PDG « ripou » - que Mikael Blomkvist reprend la direction de Millénium.

L’histoire de ce polar est à la fois un whodunit (« qui l’a fait ? » ou la recherche du coupable dans une situation inextricable) et une féroce critique sociale. Selon Larsson, les grandes entreprises ne valent pas mieux que la mafia ; leurs patrons sont aussi méprisables que les trafiquants.

Originalité et poncifs


Mais le livre est un polar peu ordinaire. Sa structure surprend : elle surabonde de précisions, met sous les yeux du lecteur des cartes géographiques et un arbre généalogique, fait intervenir de nombreux protagonistes. Ceux-ci mettent en soin particulier à s’emparer de la parole pour de longues causeries, auxquelles répondent patiemment d’autres personnages tout aussi diserts. Les dialogues, dans Millénium, occupent des pages entières.

Ce foisonnement, et la richesse qu’il fait supposer, impriment un rythme particulier à la narration. Pendant plusieurs dizaines de pages, l’on se demande en vain ce qui fait le prix de cette histoire menée sur un rythme lent, parsemée de redites et redondances. Le lecteur est mis devant un dilemme très concret : faut-il abandonner la lecture, en renonçant ainsi à la  la promesse d’un dénouement extraordinaire ?

Alors, il faut bien poursuivre tant bien que mal, supporter la description de cet univers maussade où lentement, très lentement, au prix de multiples digressions, prend forme l’issue de la double quête.

Une fois le lourd bouquin refermé l’on se prend à réfléchir à cette histoire. Elle promettait d’être étrange. Certes, elle contient des mystères, des meurtres, des coups de théâtre. Et elle comporte des aspects originaux : les personnages ne sont pas des jeunes premiers, bien au contraire. Le héros est dans la quarantaine avancée. Il partage en toute transparence sa maîtresse « officielle » avec le mari de celle-ci. Une autre de ses amantes est proche du 3e âge. La jeune surdouée n’est pas un éblouissant top model, mais au contraire une fille effrayante de maigreur, sans les attributs qui plaisent d’habitude aux personnages de polars. Elle a pourtant déjà eu plusieurs dizaines de partenaires.

Cette rupture des moules conventionnels soulève l’attention, et le succès du livre lui doit certainement beaucoup.

On ne peut s’empêcher néanmoins de ressentir une impression mitigée. Le contenu formel du roman donne le sentiment d’être composé d’idées déjà vues.

Par exemple, l’on apprend dans le dernier tiers que Harriet, l’adolescente disparue dans les années 1960, n’est en réalité pas morte. Mais, à la vérité, quel lecteur ne s’en doutait ? Comme à l'accoutumée, un meurtre sans cadavre signifie que la victime est bien vivante.

Le criminel est quant à lui l’un des principaux suspects, à savoir un membre de la famille Vanger. Or, la surprise eût été qu’il ne le fût pas. Certes, il n’y a pas eu un meurtrier mais plusieurs. La recette du Crime de l’Orient-Express est excellente, quoiqu'un peu trop usitée.

L’assassin est, comme dans la quasi-totalité des films et romans criminels depuis trois décennies, un serial killer. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin, ce tueur en série exécute ses victimes selon des principes bibliques. Et il et a aménagé sa cave en une salle de torture. Une magnifique ribambelle de poncifs ! Le "phénoménal" Larsson se complaît ici dans la plus parfaite orthodoxie.

Et ce n’est pas tout. Le héros, malmené par notre si original criminel, est secouru par sa jeune amie au moment même où il allait rendre l’âme. L'on croirait une recette tirée du Cinémastock de Gotlib et Alexis. Cette jeune fille est une geek surdouée et asociale, mais au bon cœur, la morale est sauve. Bien entendu, Mikeal Blomkvist couche avec elle, comme avec les deux autres principaux personnages féminins.

Tous les industriels sont des méchants vraiment méchants, que ce soit le patron véreux qui fait emprisonner le journaliste ou l’oncle de la disparue qui insiste pour que la vérité ne soit pas publiée.

Lisbeth Salander la geek sait, en trois minutes chrono, entrer dans n’importe quel ordinateur verrouillé par mot de passe, maîtrise à la perfection plusieurs langues, possède une mémoire photographique, est capable de trafiquer son deux-roues comme d’installer en un temps éclair un système de surveillance électronique.  Larsson, intéressant pour sa peinture de mœurs décalées, tombe dans un conformisme exacerbé quand il s’agit des ressorts de l’histoire.

L’invraisemblance des fleurs séchées

On ne saurait commenter ce récit sans parler de son intrigue invraisemblable. Je renvoie ici au mystère insondable exposé dès prologue de Millénium, l’affaire des fleurs séchées. Chaque premier novembre, Henrik Vanger reçoit par la poste une fleur séchée sous cadre. L’expéditeur est inconnu. La provenance du mystérieux colis peut varier : Stockholm, Londres, Paris, Copenhague, Londres, Madrid, Bonn, Pensacola aux États-unis.

Vanger sait que cet envoi anonyme a un lien avec la jeune fille disparue, qui offrait traditionnellement une fleur séchée à son oncle pour son anniversaire. Alors, pourquoi un tel colis après qu’Harriet n’a plus donné signe de vie ? Est-ce une vengeance contre le vieil homme ? La police se déclare impuissante à enquêter. Il n’existe aucun moyen de remonter à l’expéditeur de ce colis annuel.

En partant de ces quelques éléments, qui n’aurait pas l’idée élémentaire de consulter la liste des suspects – grosso modo l’ensemble des membres de la famille Vanger – pour savoir lesquels étaient en mesure de voyager, et de poster année après année la fleur pressée sous verre et encadrée depuis différentes villes à travers le monde ?

Cet examen sommaire aurait permis d’identifier Anita Vanger, installée à Londres depuis les années 1970, et qui travaille pour une compagnie aérienne. Est-il crédible que le vieil Henrik Vanger, qui a passé une partie de son existence à réfléchir à la disparition de sa nièce, ne fasse pas le lien entre le métier d’Anita, ses nombreux déplacements impliqués par son métier, et la provenance des colis ? On peine à imaginer que le commissaire de police si impliqué dans la résolution de l’affaire ait négligé une telle piste.

Le métier de chef d’escale à la British Airways d’Anita était pourtant de notoriété publique. L’information est donnée par la bouche même de sa sœur dans la première partie du livre, page 289 exactement.

L’ange sans la bête


Mais il y a plus. L’auteur échoue à exploiter la noirceur grandissante de ses personnages positifs. Il y avait là un sujet en or : ceux qui combattent au nom des principes de civilisation adoptent, en pleine conscience, les procédés de leurs ennemis.

Ainsi, Lisbeth Salander n’hésite pas à violer la vie privée de ceux qu’elle estime être des « salopards ». Et Stieg Larsson s’emploie à défendre son héroïne. Il se pose en partisan d’une pratique somme tout positive, et légitimée par les faits.

p. 419 « … moi aussi j’ai des principes qui correspondent à ton comité d’éthique. J’appelle ça le principe de Salander. D’après moi, un fumier est toujours un fumier et si je peux lui nuire en déterrant des saloperies sur lui, c’est qu’il l’a mérité. Je ne fais que lui rendre la monnaie de sa pièce. »

Pour l’héroïne de Larsson, le salopard l’est par essence. Quoi qu’il puisse faire, aucun rachat n’est possible. Dès lors tout est permis : viol de la vie privée, usurpations, manœuvres visant à l’élimination physique par des tiers. Juger arbitrairement et supprimer les individus nocifs est un procédé habituel des dictatures. Il faudrait « éliminer la pomme pourrie avant qu’elle contamine le panier ».

Salander met en pratique le rêve de tous les totalitarismes, la maison de verre qui nie le droit à la vie privée. Dès la page 159, sa morale est explicite : « Tout le monde a des secrets. Il s’agit simplement de découvrir lesquels. »

Tout le monde participe sans état d'âme à cette curée. Blomkvist, « héros équilibré », non seulement admet les pratiques de Salander, mais se promet de les utiliser à ses fins personnelles.

« Mikael décida de demander à Lisbeth Salander de procéder sur Borg, quand l’occasion se présenterait, à l’une de ses si subtiles enquêtes sur la personne. Rien que pour la forme. » p. 691

Le dénommé Borg est un journaliste que notre héros n’apprécie pas. L’inimitié personnelle justifie ici que l’on puisse lancer des « enquêtes subtiles » - entendez : intrusions dans l’intimité pour constituer un dossier à charge. Voilà le sympathique Mikael devenu aussi « salopard » que ses adversaires. A son notoire insu et, ce qui est plus préoccupant, au probable insu de l’auteur du roman qui dresse jusqu’à l’ultime page un portrait flatteur de son justicier sans tache. Faudrait-il voir l’expression d’une tentation totalitaire chez Stieg Larsson ?

Stieg Larsson, histoires de style


J’ouvre le livre au hasard. Page 613. Je recopie :

« Ils se levèrent vers 10 heures, prirent une douche ensemble et s’installèrent dans le jardin pour le petit-déjeuner. Vers 11 heures, Dirch Frode appela et dit que l’enterrement aurait lieu à 14 heures et demanda s’ils avaient l’intention d’y assister.

- Je ne pense pas, dit Mikael.

Dirch Frode demanda à pouvoir passer vers 18 heures pour un entretien. Mikael dit qu’il n’y avait pas de problème. »

Et cela continue, tout au long du tome, avec des précisions fondamentalement inutiles qui donnent envie de relire les fiches horaires de la SNCF pour trouver un peu de légèreté. L’emploi du temps heure par heure des personnages est de la plus cinglante vacuité, et l’on se demande bien l’intérêt d’un tel pensum digne d'un rapport plat et sans âme de quelque gratte-papier besogneux.

A la vérité, ces phrases sans ressort et alignées avec complaisance font penser à un procédé artificiel pour tirer à la ligne, enfiler les paragraphes et les chapitres. Il serait possible de les retirer sans craindre de nuire à la structure générale de l’ouvrage. C’est dire à quel point elles sont superflues, tant et si bien que le contenu formel de ces quelques centaines de pages se révèle en définitive bien plus faible que l’épaisseur du volume ne le laisse supposer.

L’impression est renforcée par un style souvent étrange. Beaucoup d’adverbes, des expressions bizarres. Prenons la page 334 : « elle dévora ses sandwiches nocturnes ». Sandwiches nocturnes ? Certes, on comprend tous les mots de cette locution, dont le sens paraît clair. Mais l’expression sonne faux. On ne dira pas, que je sache, « je mange un steak diurne » à la place de « en plein jour, je mange un steak ». Il s’agit peut-être d’un particularisme suédois que les traducteurs ont tenté de restituer en français, sans grande fortune dans ce cas.

Ailleurs, page 182, on trouve la phrase « Mikael versa un peu de lait dans une soucoupe, que son invité ne tarda pas à laper ». La tournure sans être absolument incorrecte n’est pas très heureuse. Il est recommandé de ne pas séparer « que » de son antécédent. Une phrase plus correcte, à défaut d’être plus intéressante, pourrait être construite ainsi : « Dans une soucoupe, Mikael versa un peu de lait que son invité ne tarda pas à laper ».

Ce n’est sans doute pas grand-chose, dira-t-on. Certes. Mais l’accumulation de ces petites anicroches ne fait qu’accroître au fil de la lecture le sentiment d’avoir sous les yeux un livre mal écrit, ou mal traduit. Le style emprunte parfois au langage familier, sans que l’utilité de cet usage ne soit flagrante (p. 563 : « elle sortit se balader pour balancer discrètement l’ordinateur dans l’eau sous le pont ». Pourquoi « balancer » et non « jeter » ?).

Terminons la revue de style en soulignant les banalités dont Stieg Larsson n’a pas jugé bon de se défaire : « On aurait dit qu’elle avait le pressentiment d’une catastrophe à venir » (p. 498). Fichtre ! Le lecteur tressaille. Lisbeth Salander quand elle monte à l’attaque : « Elle montra les dents comme un fauve. Ses yeux étaient noirs et brillants. » (p. 552). Est-ce là le style d'un maître du polar ?

Honnête et sans génie


Alors, Millénium 1 « Les hommes qui n’aimaient pas les femmes » est-il un mauvais roman ? Non, sans qu’il ne soit un chef d’œuvre pour autant. C’est un polar dans la bonne moyenne du genre, certainement pas un sommet de la littérature.

Son problème, qui est aussi sa valeur en quelque sorte, est qu’il donne au lecteur du genre ce qu’il est en droit d’attendre. Une énigme, une enquête, du sang et du sexe, un vilain serial killer et un vilain patron, un happy end. Mais aussi : des personnages inattendus et somme toute bienvenus dans l’univers tant codifié du polar.

Faut-il prendre le temps de lire Millénium ? Les amateurs d’inattendu seront déçus. L’amoncellement de méandres, de détails inutiles et de fausses pistes dont l’auteur parsème le texte cache en réalité un solide conformisme. Ceux qui auront prêté l’oreille sans discernement aux dithyrambes ont seront pour leurs frais : à défaut de sommet littéraire, voici un polar bien honnête et très long, qui ne parvient en aucune façon à sublimer le genre.

Post scriptum 1 : la traduction


Une fois cet article en cours d’achèvement, je prends connaissance de la polémique qui opposa le critique Jacques Drillon aux traducteurs de Millénium en 2008. Ici : http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20080417.BIB1139/les-bourdes-de-millenium.html . Cela me conforte dans l’idée que la traduction n’est pas irréprochable, même si J. Drillon a relevé d’autres « bourdes » que celles que je cite plus haut. Voir aussi la réponse des traducteurs sur la même page.

Post scriptum 2 : la tentation totalitaire de Stieg Larsson


Par ailleurs, j’apprends dans l’Express que Stieg Larsson (http://www.lexpress.fr/culture/livre/les-enfants-de-millenium_822924.html) s’était engagé en 1977 auprès des rebelles du Front populaire de libération en Erythrée, et désirait léguer ses biens à section communiste d'Umeea, en Suède. L’on comprend mieux la tentation totalitaire que j’avais cru entrevoir – sans doute à juste titre - en lisant Millénium.

vendredi 11 février 2011

La géopolitique de l'ordinaire - Réflexions sur La géopolitique de l'émotion, de Dominique Moïsi

Un modèle pour comprendre le monde d’aujourd’hui : voilà ce que propose Dominique Moïsi dans son essai La géopolitique de l'émotion (2008). Son sous-titre éclaire le propos du chercheur français : Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde.

En effet, explique-t-il dans la première partie Le choc des émotions, chaque culture réagit selon les émotions qui lui sont propres. Ce phénomène fondamental est négligé, voire méprisé, par la plupart des experts. Pourtant, explique l’auteur, les émotions ne sont pas de l’unique ressort d’une pensée romantique : elles contrôlent les êtres, décident de leurs actions, pour le meilleur et pour le pire. Le sentiment de confiance est essentiel pour déterminer la capacité des peuples à agir. Or, la confiance est plus ou moins vivace selon la façon dont les émotions d’espoir, d’humiliation et de peur sont ressenties et maîtrisées.




Même si nous n’en avons pas une conscience aiguë, poursuit l’auteur, la mondialisation aujourd’hui possède deux facettes. La première nous est familière, puisqu’il s’agit de l’américanisation. Mais l’Asie et son influence toujours plus croissante ne sauraient désormais être ignorées. La mondialisation est donc bipolaire.

Elle s’accompagne d’un accroissement des richesses, rendue évidente par les moyens de communication, et provoque en retour des réactions extrêmes. Cette nouvelle opposition remplace désormais le mur de Berlin : voilà la carte géopolitique actuelle. Et les émotions des différentes cultures pourraient être dessinées sur cette carte. L’on mettrait ainsi en évidence des zones plus ou moins soumises à l’espoir, à l’humiliation ou à la peur : la carte des émotions dominantes.

La culture d’espoir s’est déplacée d’Ouest en Est. La « Chininde », ensemble fictif réunissant la Chine et l’Inde, accuse une croissance économique annuelle de presque 10% depuis près de deux décennies.
La Chine table sur le temps qui joue en sa faveur. Ce pays émerge aussi en tant que puissance politique, capable d’arbitrages internationaux : « la Chine est de retour » après des siècles d’effacement, renouant ainsi avec une tradition prestigieuse. Mais les défis ne manquent pas, comme celui de l’évolution de son mode de gouvernement, foncièrement inadapté à ses ambitions planétaires.
L’Inde est en revanche une immense démocratie. Plusieurs industriels puissants viennent aujourd’hui de ce pays. Sa diversité est sa force, mais aussi sa faiblesse. Aussi lui faudra-t-il surmonter ses inégalités. Et sa croissance ne pourra perdurer qu’au prix d’une consolidation de ses infrastructures.

D’autres pays asiatiques restent à l’écart de la culture d’espoir : par exemple, les dictatures de Corée du Nord ou de Birmanie. Le Japon est également à part, mais pour d’autres raisons. Ce pays très moderne reste soumis à la hantise des phénomènes naturels. De plus, le Japon est relatif déclin économique et démographique. Autant de raisons qui le soumettent davantage à la peur qu’à l’espoir.

Les pays musulmans, continue D. Moïsi, sont hantés par l’idée de la fin de l’islam. Depuis le XVIe siècle et le déclin inexorable de l’empire ottoman, cette angoisse de civilisation en péril alimente le soupçon de complot extérieur et nourrit ainsi une culture d’humiliation. Les dirigeants des pays musulmans trouvent commode de désigner des boucs émissaires pour masquer leur propre incapacité : États-unis, Occident, Israël. Quand il s’agit d’examiner ses propres faiblesses, la culture musulmane se réfugie dans le déni de réel. En Europe, les jeunes musulmans sont mis à l’écart et le phénomène s’est encore accru avec les attentats islamistes. Certains états du golfe prospèrent économiquement mais sont encore trop fragiles pour entraîner les autres nations musulmanes. La culture, en déclin, semble toutefois reprendre des forces grâce à des artistes installés en Europe.

L’Occident quant à lui perd son rôle de modèle. La culture de peur guide désormais ses actions. Après l’espoir né de l’effondrement communiste, l’Europe se replie aujourd’hui sur elle-même et souhaiterait sans doute se protéger de ses voisins par de nouveaux murs. Signe de faiblesse structurelle, elle a été incapable de mettre fin au conflit de l’ex-Yougoslavie sans l’aide américaine. D. Moïsi souligne combien la construction européenne manque de cœur, si bien que ses peuples eux-mêmes sont sceptiques sur l’avenir de l’Europe.

L’autre rive de l’occident, l’Amérique, s’interroge sur le désamour dont elle est victime. Sa réponse au 11 Septembre, selon l’auteur, fut disproportionnée au point qu’elle la discrédita aux yeux du monde. De ce fait, les États-unis sont devenus un pays oppresseur. Les guerres qu’ils engagent sont des impasses ou des désastres. Certes, l’élection d’Obama peut être un gage de renouveau ; il faudrait, quoi qu’il en soit, donner plus de poids à l’Europe pour rééquilibrer l’occident.

Dominique Moïsi parle ensuite d’autres pays jugés « inclassables ». La Russie et l’Iran comptent sur leur puissance énergétique. Israël se fragilise politiquement. L’Afrique est minée par la corruption, la maladie, la guerre ; peut-être que la nouvelle génération de dirigeants sera capable d’y remédier. L’Amérique Latine reste partagée entre régimes progressistes et populistes.

Le livre se termine sur deux visions du monde en 2025, selon la façon dont les « émotions » auront pu être maîtrisées ou non d’ici cette date. A celui du pire (terrorisme, nouvelle explosion des Balkans, protectionnisme, épidémies) répond le scénario de l’idéal (paix au Proche Orient, prise en main des dérèglements climatiques par les USA, etc.)

Fukuyama, Huntington… Moïsi ?


Dominique Moïsi inscrit son essai dans la lignée de deux célèbres ouvrages de géopolitique des années 1990. La fin de l’histoire et le dernier homme, de Francis Fukuyama, et Le choc des civilisations, de Samuel Huntington. Tout en s’opposant aux thèses de ses prédécesseurs, le chercheur français emprunte certains de leurs procédés. L’idée d’une nouvelle cartographie du monde est le fondement même du Choc des civilisations. La notion de ressorts intimes propres à chaque être humain (tout comme les émotions) est au cœur de la réflexion de Fukuyama.

Or cette filiation revendiquée – non dans le contenu de la thèse, mais dans son objectif – surprend à plusieurs titres. Disons-le sans détour, le livre de D. Moïsi étonne par sa légèreté. Les essais de F. Fukuyama et S. Huntington sont à ce titre des ouvrages beaucoup plus imposants, bien qu’imprimés en caractères plus petits. Pour le dire autrement, la quantité brute de texte est, comparativement, beaucoup moins consistante chez Moïsi que chez ses devanciers.

Cette remarque n’est pas qu’une simple constatation quantitative. Écrire avec rigueur et précision réclame des développements, des arguments, des sources, des réfutations. Autant de caractéristiques dont foisonnent les livres des deux experts américains. La fin de l’histoire et Le choc des civilisations sont des textes denses et bien étayés. Cette richesse les rend difficile à contredire, et c’est ce qui en fait le prix. En s’efforçant de comprendre pourquoi ces thèses heurtent notre façon de voir, nous voilà obligé de reconsidérer nos propres convictions, et peut-être de débusquer quelques préjugés. Autrement dit, leur lecture active nous pousse à approfondir ou modifier notre rapport au monde.

Or cette même richesse est ce qui manque cruellement à La géopolitique de l’émotion. Dire que l’émotion est un facteur déterminant pour décrire le monde, pourquoi pas ; l’idée est plutôt bienvenue dans une discipline ardue et vue comme manquant de cœur. Hélas, il est à craindre que l’on n’écrive pas de bon essai de géopolitique avec de bons sentiments. Ainsi, l’auteur préfère rester à des niveaux de détail très généraux, illustrant son propos par son expérience personnelle et quelques impressions.

Mais voilà, ce faisant il offre son travail vulnérable à la critique de tout un chacun. Fonder des considérations planétaires à partir d'anecdotes peut être sympathique pour lancer le débat de l’apéritif. Mais le lecteur est en droit d’attendre autre chose d’un expert du domaine, d’autant plus que de multiples petits détails injustifiés, mal formulés ou désagréables viennent gâcher l’agrément de la lecture.

Accrocs de lecture : sur l’Asie


Par exemple, les Asiatiques sont patients, leur émotion dominante est l’espoir. Confiance en soi, dans ses capacités, dans son devenir, explique D. Moïsi.

La Chine, justement, vient de réussir « son examen de passage dans la modernité » (p. 12). A quelle occasion ? L’organisation des Jeux Olympiques de l’été 2008, selon l’auteur. Ainsi, il suffisait de réunir la foire aux muscles et aux records suspects pour devenir modernes. Avec un peu de recul, cependant, il ne semble pas que la Chine ait fondamentalement changé à la mi-2008.

Entendons-nous bien : que la Chine change, c’est un fait. Qu’elle entre plus ou moins dans la « modernité », on peut en discuter. Que cet « examen de passage » soit « réussi » avec les derniers JO laisse plus que sceptique ; ou bien il faudrait encore une fois assurer cette opinion par des arguments de choix, ce qui n’est pas fait ici.

De même, l'on reste sceptique devant les éléments avancés pour illustrer l’émergence de la « Chininde ». L’acupuncture, le stade de Pékin (avantageusement comparé, on ne sait pourquoi, au Palais Garnier qui est pourtant une merveille d’architecture), un opéra sur une légende chinoise. Vous l’ignoriez peut-être, tout comme moi, mais l’ouvrage lyrique Le voyage en occident fut monté à Manchester, Paris et Berlin. Cette rencontre entre musique pop européenne et personnages costumés chinois serait donc un nouveau Tristan et Isolde, un Wozzeck du XXIe siècle ? Voire ! Je n’ai pas souvenir que le monde de l’art ait été chaviré par cet événement.

D. Moïsi cite aussi l’énergie de Bollywood, facteur de renaissance de la comédie musicale. Je ne savais pas, je l’avoue, que les navets de Bollywood allaient désormais pousser dans mon jardin de cinéphile.

Et pourquoi insister sur « le succès de l’acupuncture » ? On peut trouver cette pratique thérapeutique chinoise sympathique ou originale, cela n’est pas la question ; mais on aura du mal à trouver un malade gravement atteint – par la morsure d’une vipère ou d’un chien enragé, par le SIDA ou le cancer – que l’on puisse guérir par les principes d’acupuncture. Mettre en balance médecine « occidentale » et pratiques traditionnelles chinoises est, au mieux, un trompe l’œil. Illustrer par cette notion l’émergence de la pensée chinoise est tout simplement fallacieux. Comme toute science, on est las de le rappeler, la médecine est universelle et non « occidentale ».

La fameuse « patience chinoise » est également commentée en termes flatteurs. « La Chine, empire qui revient, annonce l’auteur page 76, est infiniment plus patiente que l’Occident ». Hélas ! Combien les Tibétains auraient aimé que les Chinois fassent preuve de cette légendaire patience à leur égard ! Qu’aurait donné ce même massacre de masse perpétré par un empire infiniment moins patient que l’Occident ?

L’Islam, l’humiliation, la peur


Dominique Moïsi décrit l’humiliation propre aux pays d’Islam, et l’incapacité de ces mêmes pays à se développer. Ce faisant il reprend une très ancienne constatation sans pour autant porter d’éléments nouveaux. La question de l’évolution des sociétés musulmanes était déjà, au XIVe siècle, au cœur de la réflexion d’Ibn Khaldoun. Et l’on ne saurait trop conseiller la lecture de Arabes, si vous parliez, du Tunisien Moncef Marzouki (éditions Lieu Commun), qui dépeignait en 1987 et avec quelle acuité ! le mécanisme d’humiliation de la nation arabe.

Moïsi ne se prive pas de nous faire connaître son opinion sur l’affaire des caricatures de Mahomet : « il est certain que la liberté de la presse ne doit pas comprendre le droit d’insulter gratuitement les émotions les plus profondes des autres » (page 116). Il est donc « certain » qu’il ne faut pas faire de peine aux islamistes, mieux encore : « certain » qu’avant toute publication il est nécessaire de quémander l’avis des « autres » afin de ne pas « insulter gratuitement leurs émotions ». Étrange conception de la liberté, fille captive des croyances religieuses. Dommage que Moïsi ne soit pas plus précis au sujet de cette affaire : le « scandale des caricatures » est, on devrait s’en souvenir, le fruit d’une manipulation intégriste.

Pour illustrer la « peur » de l’Occident, D. Moïsi raconte comment, une année après les attentats de Londres, il a eu peur pour sa vie en se trouvant assis en face d’une femme complètement voilée dans le métro de la capitale anglaise. Il a été, comme l’Occident aux abois, victime de ses « préjugés ».

L’anecdote est peut-être intéressante au plan personnel, sa portée reste très limitée pour étayer un ouvrage de géopolitique. Au surplus, il ne s’agit pas de préjugés mais bien au contraire d’un jugement fondé sur des faits. Les attentats de Londres ont bien été commis par des terroristes islamistes ; porter un voile intégral dans le métro de Londres, constamment sous la menace de nouveaux assauts islamistes, suscite une peur dès lors légitime. Être sous la menace constante d’illuminés qui veulent votre peau pour ce que vous êtes (et non pour ce que vous faites) réclame un minimum de vigilance ; sans quoi l’on verserait dans l’inconscience. Est-ce avoir peur que d’être vigilant ?

Par ailleurs, est-ce que les jeunes gens d’Ispahan n’ont pas, eux aussi, peur de la police religieuse ? Que dire des internautes chinois face à la police politique, ou des prisonniers voués au Laogaï – le goulag chinois ? Ne sont-ils pas, et ô combien plus que nous, sous l’emprise d’une peur démesurée ?

Approximations


Il faudrait, pour peindre la carte de l’Occident aux couleurs de la peur, disposer d’analyses plus solides. Ce même défaut parcourt l’ensemble de l’essai : dès la préface (page 14) l’on apprend que le monde s’est « radicalement transformé » en 2008 et 2009 car « l’espoir et la peur semblent s’y être développés, en parallèle, de façon exponentielle ».

« De façon exponentielle » signifie, au sens commun, en augmentation constante et constamment accélérée. Elle reflète une envolée démesurée. On voudrait savoir sur quels éléments l’auteur se fonde pour avancer cette impression si catégorique, d’autant plus que la « radicale transformation » du monde pendant cette période n’est pas flagrante au non expert. Certes, une violente crise économique éclata en septembre 2008. Avec quelles conséquences ? Des pays ont-ils été rayés de la carte ? A-t-on assassiné les dirigeants du G20 ? Une bombe sale aurait-t-elle massacré une capitale européenne ? Le glacis soviétique est-il réapparu ? Un gouvernement fasciste a pris la tête des USA ? La Californie a fait sécession ? L’Afrique a-t-elle été décimée par la grippe aviaire ? L’arme nucléaire aurait-elle été utilisée ?

Le monde change, c’est un truisme, mais qu’il ait radicalement changé entre 2008 et 2009 est, jusqu’à plus ample informé, une vague impression plus que le fruit d’une analyse raisonnée. Étrange rapport aux bouleversements du monde, puisque l’on lit page 31 que « la domination de l’Occident sur le monde commence à la fin du XVIIIe siècle avec le Raj Indien » et non, comme l’annoncent les livres d’histoire, à la conquête des Amériques.

Un livre d’opinions


Le livre prêterait moins le flanc à la critique si l’auteur assumait son choix de proférer des opinions, et non des analyses. Prenons une phrase comme (p. 72) : « d’une façon générale, notre définition de l’Asie comme continent de l’espoir, comprenant les Philippines ou l’Indonésie – qualifiées par leurs remarquables progrès économiques -, est à la fois orientée et un peu exagérée ; elle n’en reste pas moins fondamentalement juste ». Elle rend bien l’impression d’à peu près qui parcourt l’ensemble du livre. Grosso modo, c’est ainsi, comme je vous l’écris, assure l’auteur ; même si ici ou là j’en fais trop, j’escamote, je brode, j’en rajoute, qu’importe ! – puisque, en définitive, j’ai raison.

En bon Européen, Dominique Moïsi n’oublie pas le traditionnel couplet anti-Américain. Ah, ces droits de l’homme « que l’Amérique oublie souvent de mettre en pratique » (page 76). Cette très ancienne accusation, fille de l’obsession antiaméricaine, méritait plus de nuance, davantage de précision ; dire que Guantanamo est une honte et Abu Ghraib une infamie n’est pas une analyse. C’est un avis ordinaire, sans valeur en soi. Les questions qui valent sont : les droits de l’homme ont-ils été bafoués ? Si oui, dans quelle mesure ? Par quelle autorité ? Comment a réagi la Cour Suprême ? Les responsables, s’il y a lieu, ont-ils été jugés ? Les jugements ont-ils été appliqués ? Et ainsi de suite. Autant de points dont l’éclaircissement permettrait de valider – ou non – l’accusation de manquements fréquents aux droits de l’homme par les États-unis. Cette analyse élémentaire devrait permettre de comprendre les faits et d’aller au-delà de l’opinion basique. N’est-ce pas, précisément, ce que l’on attend d’un spécialiste ? La pertinence d’un Jean-François Revel, ici, fait cruellement défaut.

Signalons quelques fautes de conjugaison : page 18, « s’ils devaient réussir, ce seraient par eux-mêmes individuellement » ; page 126, « celle qui garanti l’égalité des sexes ». Le style est trop souvent impersonnel et bancal : « Le pétrole et le gaz russes, ainsi que la richesse qu’ils confèrent, n’ont pas vocation à l’amélioration de la vie sur terre » (p. 32). On ignorait que le pétrole et le gaz « avaient vocation » à quoi que ce soit.

Page suivante, le très laid « Peuple caméléon, ils peuvent imiter… », ou encore (p. 91) « le Japon est la preuve vivante que modernité et occidentalisation ne sont pas synonymes » - et ainsi de suite. Il est exact que si un ouvrage écrit en anglais par un Français, et traduit ensuite en langue française, peut comporter quelques bizarreries, il n’en reste pas moins vrai que l’éditeur n’a pas été très pointilleux dans sa relecture. Et que penser d’une phrase comme (p. 83) « à la différence de l’Angleterre, la Chine n’est pas une île » ? Articuler que l’Angleterre est une île aurait valu, il n’y a pas si longtemps, le bonnet d’âne au collégien étourdi.

Le livre de Dominique Moïsi est mal installé. Il s’annonce comme une alternative aux thèses de Francis Fukuyama et Samuel Huntington, sans avoir les moyens de son ambition. C’est un recueil d’opinions, décrivant le monde actuel à très grosses mailles sans véritablement donner les moyens de comprendre les enjeux. Car si j’annonce que les Chinois sont à la fois bercés d’espoir et devant de graves défis, je me prépare à avoir raison dans tous les cas de figure. Que la Chine devienne le pays sans partage de la mondialisation, et je pourrai annoncer l’avoir prédit au nom de la culture d’espoir. Si en revanche le géant peine à poursuivre son ascension ou s’effondre, je déclarerai sans plus de difficulté avoir parfaitement entrevu l’ampleur des défis posés aux Chinois, qu’une seule culture d’espoir ne suffisait évidemment pas à surmonter.

A ce titre, les deux descriptions du monde en 2025 proposées en fin d’ouvrage sont éloquentes. Quelle est donc la valeur d’une analyse permettant d’envisager le tout et son contraire ? Le procédé fait irrésistiblement songer aux diagnostics des médecins de Molière pour lesquels un malade mourait malgré eux mais guérissait par la grâce de leurs prétendus soins.

Géopolitique de l’ordinaire


Il y a deux manières d’innover en géopolitique. La première est d’annoncer des choses surprenantes, en appuyant le discours sur des sources et un raisonnement solides. C’est ce que fait Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme.

La deuxième est de présenter une thèse classique mais en l’étayant par des raisonnements foncièrement originaux : une manière d’éclairer différemment un tableau déjà connu pour mettre en valeur des perspectives insoupçonnées.

Or, La géopolitique de l’émotion ne joue sur aucun des deux registres : ce livre énonce des idées courantes, appuyées par des faits contestables.

On a déjà évoqué les faits, parlons des idées. La Chine est un monstre commercial en devenir, mais confronté à de graves défis ? L’idée était peut-être neuve, il y a trente ou quarante ans. Le Japon est miné par le vieillissement de la population ? On le sait depuis un demi-siècle, au bas mot. Le monde musulman souffre de son incapacité à embrasser la modernité ? Mais le débat, comme on l’a dit, était déjà soulevé par Ibn Khaldoun, au Moyen-Âge. L'Afrique, en proie à la misère et aux massacres, et l'Amérique Latine, partagée entre populisme et raison ? On pensait déjà le savoir. L'Europe craint d’être supplantée par les États-unis ? Cette hantise ne remonte nullement à la fin de la première guerre mondiale, comme le dit Dominique Moïsi, mais bien avant encore, puisque Émile Zola, par exemple, la mentionne explicitement dans son roman La terre.

Le soupçon de crise profonde engageant le déclin de l’Amérique est quant à lui suffisamment ancien (et jusqu’à aujourd’hui démenti par les faits) pour qu’il ne puisse être accepté sans plus d’arguments.

L’on s’étonne, pour finir, qu’il n’y ait eu personne, chez Flammarion, pour attirer l’attention de l’auteur sur le contresens qu’il commet au sujet de Fukuyama. La géopolitique de l’émotion et La fin de l’histoire et le dernier homme sont pourtant publiés dans deux collections voisines à la même couverture jaune. Quand le Français écrit :

« C’est l’achèvement de [l’« ère des idéologies » du XXe siècle] qui fit dire à Francis Fukuyama – à tort bien sûr, car ce ne sera jamais vrai – que l’histoire elle-même était parvenue à son terme »

ne se rend-il pas compte qu’il tombe dans un travers grossier, celui de juger un livre sur son seul titre ? Pourtant, Fukuyama lui-même prend soin de démonter cette méprise dès les premières pages de son essai (je souligne) :

« Ce dont je suggérais la fin n’était évidemment pas l’histoire comme succession d’événements, mais l’Histoire, c'est-à-dire un processus simple et cohérent d’évolution qui prenait en compte l’expérience de tous les peuples en même temps. Cette acception de l’histoire est très proche de celle du grand philosophe allemand G. W. F. Hegel. »

Pour le dire autrement, Fukuyama pose la question de savoir si le modèle de démocratie libérale (au sens large : ce terme ne désigne pas forcément l'Amérique capitaliste mais tout régime réellement démocratique, de gauche comme de droite) ne répond pas aux plus intimes aspirations de l'homme, reprenant l'intuition de Hegel voyant les troupes de Napoléon défiler sous ses fenêtres.

Du reste, la simple lecture du livre aurait suffi à lever le doute. Par exemple, dans le chapitre intitulé Intérêt nationaux, l’Américain annonce des événements à venir « cataclysmiques et sanglants » à cause du possible éclatement de la Yougoslavie – rappelons l’année de l’essai : 1992. Est-ce là la pensée naïve de quelqu’un célébrant le terme de l’histoire ? D'autant plus qu'il envisage, dans sa conclusion, l'hypothèse que nous ne sommes pas encore parvenus à cette fameuse fin de l’histoire.

Autant d’éléments qui attestent le sérieux et la valeur de la pensée de Fukuyama ; l’on regrette d’autant plus que le Français, « l’un des meilleurs spécialistes des questions internationales », soit pourtant incapable de poser une alternative d’une même valeur intellectuelle.

Références


La géopolitique de l’émotion – Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde
Dominique Moïsi
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Champs actuel 954, Flammarion, 2010
ISBN 978-2-0812-3495-6
Prix France 8 €

jeudi 12 février 2009

L'élégance du hérisson


Un roman de Muriel Barbery publié chez Gallimard.

Deux histoires en une. La première, celle de Renée, concierge dans un immeuble des beaux quartiers, férue de philosophie et d’art mais faisant son possible pour n'en rien laisser paraître. Aux yeux des locataires et des voisins, elle doit rester une simple gardienne, laide, antipathique et inculte. La deuxième, le journal intime de Paloma, 12 ans, révoltée et songeant à se suicider.
Paloma habite dans l’immeuble gardé par Renée. Les deux femmes se définissent comme des marginales, à l’écart d’une société qu’elles ne goûtent guère et dont la quasi-totalité des manifestations sociales les écœurent. Il faudra l’arrivée d’un nouveau locataire, un Japonais nommé M. Ozu, pour qu’elles soient en quelque sorte percées à jour, qu’elles se rencontrent et qu’elles envisagent un destin différent.

Paloma

Celui de Paloma semble dès le début tout tracé. Ce monde, on l’a dit, le dégoûte. C’est ce que nous nous lisons dans son journal, ses « pensées profondes » et autres écrits que l’âge tendre encourage à confier au papier. Nous voyons la société qui l’environne à travers ses yeux, et au gré de ce qu’elle veut bien en dire. Sa mère « droguée », son père « démissionnaire », sa sœur « superficielle », bref : « tous dégénérés ». Gardons-nous bien de conclure quoi que ce soit sur ces personnages : nous ne les connaissons pas, et rien ne saurait être plus subjectif que le journal d’une adolescente. Pour le reste, si ce que dit Paloma nous semble mature – en fait, conforme à ce que pourrait dire un adulte d’aujourd’hui sur le monde qui l’environne – ce n’est pas que la jeune fille soit si précoce que cela. C’est plutôt que le monde d’aujourd’hui est volontiers infantile, superficiel et aussi vain qu’un clip vidéo. Ainsi, l’amour de Paloma pour les mangas est très révélateur. « Je lis des mangas de Taniguchi, un génie qui m'apprend beaucoup de choses sur les hommes ».
« Un génie » auteur de mangas, rien que cela. Dans la bouche d’une enfant de 12 ans, cela fait sourire, et il faut considérer ce genre d’assertion à sa juste valeur. Qui d’entre nous, adolescent, n’a pas eu le même genre de réflexion ? Et qui n’a pas eu la tentation d’envoyer au diable les préceptes d’un vieux monde incapable de comprendre et de conseiller la jeunesse moderne ? La réaction est non seulement normale mais encourageante dans le long et difficile processus qui mène à l’âge adulte. Encore faut-il y arriver, c’est-à-dire être capable de porter à maturité son propre rapport au monde. Qu’un adulte aime les mangas, pourquoi pas ; qu’il les tienne au même niveau, voire au-dessus de l’œuvre d’un Molière ou d’un Flaubert, voilà qui poserait problème, et un sacré problème. Cela reviendrait à brader une part essentielle de la culture au nom d’une prétendue ouverture d’esprit.

Paloma, en bonne adolescente, parle de suicide. Sa sourde révolte ne trouve repos qu’auprès d’amis venus de loin. Une copine d'origine africaine, un monsieur japonais. Elle n’hésite pas à se dépeindre en héroïne des rapports conflictuels qu’elle entretient avec les autres : le professeur de français ne comprend rien, je le remets à sa place ; le psychologue de maman est un charlatan, je lui fais comprendre que je ne suis pas dupe. Encore une fois nous ne savons pas exactement ce qu’il en est, étant donné que c’est elle qui raconte et choisit une mise en scène à sa convenance. Les jugements hâtifs, le vocabulaire très teen-age, la détestation de l’occident qui arrache les orphelins aux pays ravagés, les fautes de goût ne nous révèlent que ce que nous savons déjà : voici une adolescente en crise, bien dans son époque et par conséquent pur fruit de la société qui l’a engendrée… Cela se confirme lorsqu’elle épouse une rhétorique très alter-mondialiste (tendance marxiste) pour fustiger le manque de professionnalisme des plombiers capitalistes. Cela n’est pas en soi un constat négatif. Quel adolescent pourrait prétendre à la sagesse ?

De même, la bouffe française est prétentieuse et chère ? Vive la restauration japonaise, subtile et raffinée. Et vivent les mangas, ces bandes dessinées venues de là-bas et si prisées des gens d’ici. Les dessins sont affligeants, les caractères stéréotypés, les histoires absconses ? Et alors, c’est japonais, donc c’est bien. Comment oserions-nous critiquer l’art étranger, tellement plus délectable que les pénibles procédés occidentaux ?

Renée
Renée, quant à elle, nous annonce d’emblée qu’elle se pique de littérature russe, de cinéma, de philosophie. Elle nous explique comment elle a réfuté la phénoménologie d’Husserl, benoîtement et sans rémission, à la suite d’une intense séance de lecture frénétique. « Je décide après un intense soulagement que la phénoménologie est une escoquerie » (p. 57). Comme si ce genre de démarche en circuit fermé était de nature à engendrer un jugement si définitif, dénué de nuances ; et surtout, faisant l’économie d’un examen raisonné - par définition, à l'opposé de toute frénésie. La conclusion de Renée, loin de nous fasciner, nous fait douter, comme nous ferait douter un ami qui, à la suite d’une immersion passagère dans la mécanique quantique, nous annoncerait hardiment et sans contestation possible avoir résolu le paradoxe Einstein-Podolsky-Rosen. Si Renée est sérieuse, nous sommes contraints de déduire qu’elle est bien crédule… que sa réflexion, jetée à la face du lecteur, n’est autre que poudre aux yeux, idéale pour éblouir le gogo – et que se faisant, elle s’éblouit elle-même, s’enfonçant dans un déni de réalité.

Car le déni de réalité est bien ce qui semble définir son rapport au monde : elle qui s’imagine si finement éduquée (quitte à se bouleverser quand elle remarque, chez autrui, une virgule mal placée) alors qu’elle pontifie solennellement sur ce qui définit un vrai art. « Car l'Art, c’est l’émotion sans le désir », nous assène-t-elle, comme si des œuvres où le désir véritable s’installe lentement, nous prend et s’embrase en émotion - Les Contemplations, The Kid ou les Kindertotenlieder - cela n’était pas de l’art… et quelle singulière réflexion, de la part d’une soi-disant connaisseuse de la littérature russe, comme si l’art narratif de Gogol, Gontcharov ou Ostrovski était dépourvu de désir. Quel aveu ! Sous un vernis plus ou moins épais nous avons affaire à une dame bien peu consciente de la fragilité de sa science, de ses immenses lacunes, de la vacuité de ses goûts qui la pousse volontiers à l’hyperbole – Didon et Enée de Purcell, « la plus belle oeuvre de chant au monde » (p. 301). Les natures mortes des maîtres hollandais ? « Des chefs-d'oeuvre tout court, pour lesquels je donnerais tout le quattrocento italien » (p 214). Et pourtant, 57 ans est un âge encore jeune pour approfondir sa connaissance de l’art, travailler ses goûts, nuancer ses appréciations pour justement éviter de tomber dans pareilles chausse-trapes. Pire, jamais nous ne la voyons évoluer à travers l’art dont elle a pourtant fait la règle de sa vie secrète. En plusieurs années (durée du roman), que savons-nous de ses lectures ? Rien. Des films qu’elle regarde pendant cette période ? Rien. Des réflexions que cela lui inspire, de son rapport au monde que toute découverte d’œuvre d’art doit nécessairement ébranler ? Rien, rien, rien, sinon la certitude de l'escroquerie d'Husserl. Le vide le plus total. Renée est sclérosée dans son être, ses certitudes, son autisme. Et si nous voyons qu’elle évolue c’est uniquement à travers le regard des autres, son armure qui se fend à son insu (à son insu ? Ces bouteilles à la mer qui la laissent paraître telle qu’elle voudrait elle-même se voir reconnue en son for intérieur, ne sont-elles là que par hasard ?), ce contact qui l’amène à révéler le traumatisme qui l'empêche d'aller vers l'autre.

Or ce contact a lieu grâce à l’irruption du personnage japonais. Et comme tout bon Japonais de roman occidental, celui-ci est intelligent, cultivé, raffiné, spirituel, il devine bien des choses et dispense des préceptes aussi cristallins de les neiges du mont Fuji. Et quand il invite Mme Renée chez lui, elle découvre que tirer la chasse d’eau déclenche les premières notes du Confutatis maledictis, extrait du Requiem du Mozart. Et loin de s’en offusquer, elle s’en amuse. Une nouvelle fois, quel aveu considérable, oui, quel aveu ! Car nous voilà très précisément en plein kitsch, cette négation de la merde comme le définit Milan Kundera. Convoquons Mozart (et encore, découpé en petits bouts, comme on le ferait dans un clip publicitaire pour pâtée canine ou déodorant corporel) pour couvrir le bruit de la chasse d’eau emportant au loin nos déjections, découpons de la même manière l’œuvre complète de Leonard de Vinci sous forme de papier hygiénique, pourquoi pas, faisons descendre la culture de ce piédestal où seule l’élite pourrait en jouir, quelle horreur. Distribuons un buste d’Aristote à chaque plein d’essence, comme dans Trafic de Jacques Tati.

Renée évolue en plein kitsch et s’en emplit d’aise. Elle se réfugie dans un univers pénétré de culture croyant fuir le monde réel alors qu’elle ne fait que conforter ses propres démons, acquiescer à l’immense majorité de ses congénères pour qui Eminem vaut bien Mozart, les films d’auteur sont aussi valeureux que les blockbusters américains, les cultures étrangères sont ô combien plus sages et profondes que les lourdes intelligences occidentales. Renée est l’une des plus parfaites représentantes de cette société auto-satisfaite qui écrase une larme en pensant combien elle est bonne avec la culture des autres.

Déni de réalité, encore, quand cette dame, pour conseiller une meilleure compréhension de Marx, conseille l'Idéologie allemande. Et rien de plus ? Pourtant, il y aurait tant à dire, comme par exemple Révolution et contre-révolution en Allemagne, si extraordinaire panorama de la pensée marxiste, telle qu’elle sera mise en pratique au siècle suivant. L’on y lit, en effet, comment « se débarrasser de ces peuplades moribondes, les Bohêmiens, les Corinthiens, les Dalmates, etc. ». En bref, nous y voyons définie la marque de fabrique des communismes au XXe siècle. Quel plus bel exemple de philosophie mise en pratique et dont chacun peut aujourd’hui mesurer les conséquences, dussent-elles se chiffrer en dizaines de millions de morts ?

Déni de réalité, toujours, quand elle se prétend experte en culture russe alors qu’elle ignore que Marko Ramius est, du moins en partie, lituanien - et cela est tout sauf un détail, sans lequel on ne peut pas saisir le ressort dramatique de cette Poursuite de l’Octobre rouge dont elle fait si grand cas.

La défaite de la pensée
Les deux protagonistes dont nous partageons les pensées sont loin d’être les rebelles qu’elles s’imaginent être. Au contraire, tout nous pousse à croire que Renée cultive une cécité tenace, non seulement au sujet de sa propre famille mais aussi à l’égard de l’histoire du monde, de la débâcle idéologique de la fin du XXe siècle (est-ce un hasard si son premier mari s’éteint en même temps que s’effondre le dernier pion totalitaire du bloc de l’est, en décembre 1989 ?). Elle se permet de juger le rôle de l’université et le travail d’une étudiante sur Guillaume d’Ockham, de fustiger les élites et les privilégiés (comme si les deux notions étaient synonymes. Faut-il rappeler que les personnes qui parviennent à « faire partie de l’élite » ne sont pas seulement des privilégiées…), cela est toujours si vendeur, n’est-ce pas… Tout cela définit surtout la très grande adéquation de la pensée de Renée au monde contemporain, à ce monde qui aime stigmatiser les élites, à ce monde qu’elle annonce à longueur de pages vouloir abjurer.

Paloma, on l’a dit, anticipe de son côté les réflexions d’un adulte immature. On ne peut s’empêcher de songer à ces rebelles en Nike pour qui la société doit être détruite, sauf le Mac Do du coin. En croyant jouer les rebelles, les deux protagonistes se complaisent dans l’orthodoxie sociale, s’inscrivant ainsi dans la pure tradition des moutons de Dindenault qui ne font que suivre, se croyant libre, celui que Panurge balance à la mer.

Oui, un livre conforme en tous points aux attentes de notre temps. Sous couvert de rébellion, voilà un beau petit exemple de condensé conformiste venu à tout point nommé pour engendrer une suite au si regrettablement kitsch Amélie Poulain, qu’il évoque pour son étalage complaisant de bons sentiments et de mélo, son souci permanent de souffler à l’oreille du lecteur : « oui, toi aussi tu es un rebelle ». Après le « Just do it », l’« Assureur militant » et autres « Agitateurs culturels », voici une nouvelle manifestation de la subversion docile, conformiste et disciplinée qui définit si bien notre époque.

vendredi 12 janvier 2007

Les cerfs-volants de Kaboul, de Khaled Hosseini



Ce livre est un énorme succès à travers le monde. Il a été édité aux Etats-Unis en 2003 et depuis lors traduit dans plusieurs dizaines de langues. En France, il a décroché l’an passé le prix des lectrices de Elle, et une simple visite sur le site de la FNAC me présente vingt-quatre avis de lecteurs dithyrambiques - la note moyenne étant de 10/10. Pas moins ! Faudrait-il donc passer à côté d’un tel chef d’œuvre adulé dans le monde entier ?


Précisons d’emblée qu’il s’agit d’un roman, sous la forme d’une fausse autobiographie. Oui, fausse, car l’histoire du personnage principal, un écrivain, n’est pas celle de Khaled Hosseini, l’auteur du livre. Cette précision paraît indispensable, sans quoi on se dirait à chaque page « c’est incroyable ce qu’a vécu cet homme », « quelles coïncidences extraordinaires »… alors qu’en réalité tout est inventé. Cela étant dit, de quoi parle le livre ?
La première partie relate l’enfance d’Amir en Afghanistan, les relations ambiguës avec son père Baba, son amitié avec son serviteur Hassan. Amir, le narrateur, est pachtoun, sunnite, noble et riche, alors qu’Hassan est chiite hazari et considéré comme faisant partie d’une caste inférieure.
De là découlent des rapports équivoques entre les deux garçons. L’indéfectible admiration de Hassan pour Amir n’est-elle due qu’à la condition sociale du jeune hazari ? La prétendue supériorité intellectuelle d’Amir, et sa cruauté envers son jeune ami, ne relèvent-elles pas d’une indicible jalousie ? Dans cette première partie, l’auteur tente de nous persuader à quel point il était lâche, alors que les autres sont formidables. Hassan devine tout, sait longtemps à l’avance l’endroit précis où un cerf-volant va atterrir, supporte sans broncher les cruautés de son maître. Amir se décrit comme pusillanime, envieux malgré lui de la vivacité d’esprit de son serviteur et même jaloux du traitement que lui réserve son père. Le comble de la lâcheté est atteint quand il n’ose pas intervenir alors que Hassan est pris à partie très brutalement par Assef, violé sous ses yeux.
Précisons-le d’emblée, Assef est le méchant de l’histoire. Il est sauvage, brutal, « sociopathe » dit l'auteur (le mot est-il bien choisi ?). Il se balade à la tête d’une bande de mauvais garçons et corrige ceux qui ne lui reviennent pas avec un poing américain, quitte à leur arracher les oreilles. Il ne cache pas son racisme et, par-dessus le marché, admire Adolf Hitler.
A ce moment, Khaled Hosseini a dû se relire et se demander s’il était bien clair que le personnage d’Assef était un vrai méchant. Il a donc réfléchi et ajouté quelques tares supplémentaires : le voilà pédophile et, bientôt, dignitaire taliban.
Pour résumer cette première partie, le narrateur est un lâche vraiment lâche, son serviteur est admirable en dépit de sa condition sociale, et le méchant est très méchant. Pour le sens de la nuance, comme on le voit, l’on repassera. L’histoire semble en revanche admirablement adaptée pour devenir un scénario comme Hollywood les aime, plein de bons sentiments, de personnages simplistes et de couchers de soleil avec palmiers en ombre chinoise sur violons sirupeux.
La suite de l’histoire ? Amir et son père se réfugient aux Etats-Unis (au passage, description d’une conduite héroïque de Baba devant l’envahisseur soviétique, ça ne mange pas de pain). Le père s’adapte mal à la vie occidentale et vit sur ses préjugés (on songe parfois à Spiegelman père dans Maus). Le fils ne s’américanise pas excessivement puisqu’il se marie avec une réfugiée de son pays, selon les contraintes de sa culture (pas de sexe avant le mariage – mais la demoiselle n’était plus vierge). Baba meurt d’un cancer, les deux époux ne parviennent pas à enfanter (préparez les mouchoirs), quand pendant l’été 2001 Amir reçoit un appel du Pakistan qui lui offre une occasion « de se racheter ». Evidemment, le héros retourne là-bas, tente de renouer les liens avec ceux qu’il a connus, découvre que le seul survivant de la folie des Talibans est le fils de son ancien ami Hassan. Il ira jusqu’à Kaboul l’arracher aux griffes du sociopathe-national-socialiste-pédophile-taliban, le méchant Assef (scène physiquement douloureuse), rejoint les USA avec le jeune enfant alors que les tours jumelles allaient bientôt être détruites. Le roman se termine sur la description de cet enfant muet et traumatisé, mais laisse entrevoir une guérison possible.
Au risque de me faire haïr de l’immense majorité des admirateurs du livre, je dois dire que j’ai trouvé celui-ci assez démagogique. Je crains qu’il n’offre, sous couvert d’histoire d’un pays et de paraboles plus ou moins subtiles, une façon à peine détournée de caresser le lecteur dans le sens du poil.
J’ai lu un peu partout que ce livre était précieux sur l’histoire de l’Afghanistan. En vérité, elle n’est que très peu évoquée. N’espérez pas y apprendre la raison de l’intervention des Soviétiques, ni davantage celle de leur départ, ni même le pourquoi de l’arrivée des Talibans. Tout reste tellement superficiel qu’on pourrait croire que le livre a été écrit par un occidental n’ayant jamais mis les pieds là-bas, et simplement un peu au fait des événements et de la culture locale.
Par ailleurs, l’écriture de Khaled Hosseini n’a rien d’extraordinaire. On sent l’art d’un adepte du beau style, peaufinant des réflexions profondes (qu’une nouvelle fois, je verrais bien conçues pour leur adaptation au grand écran). Etrange paradoxe pour un auteur qui décrit son personnage principal comme un écrivain hors du commun, encensé par ses proches comme par la critique.
« J’étais assez satisfait [de mon dernier roman]. Certains critiques l’avaient estimé bon, et l’un d’entre eux avait même employé le terme "captivant". » (le narrateur sur lui-même, p. 263). Sa femme n’est pas en reste : « Tu as un talent incroyable ! Je n’en reviens pas. »
Après tout il n’y a pas de mal à se faire du bien et à se passer des doses massives de pommade. Quel dommage, pour monsieur Hosseini, d’avoir renoncé à stimuler son savoir-faire d'écrivain pour nous proposer un aperçu de ces qualités si généreusement auto-proclamées. Son emploi revendiqué des clichés de langage est, à la longue, fatigant, tout comme l’étalage des inestimables qualités du héros dans la dernière partie. Son épouse s’émerveille : « Tu es si différent des autres Afghans ». Ben voyons. Page 270, le voilà qu’il fourre une liasse de billets de banque sous le matelas d’une famille pauvre. Quelques chapitres plus loin, un avocat tient à lui dire qu’il trouve sa démarche « admirable ».
Tout cela est bien joli, on aimerait juste que l’auteur lâche un peu la bride au lecteur, lui fasse confiance et lui laisse décider ce qui est admirable et ce qui l’est moins.
Quant à la couleur locale, elle est très facilement donnée par l’emploi de mots afghans incorporés au texte.
« Tu as vu ça ? elle est aussi maghbool que la lune » (p. 204). On est bien heureux de le savoir, assurément.
« Tu es khoshteep, me complimenta mon père. Très beau. » Le procédé, systématique tout au long du livre, serait moins pénible si au moins l’on avait un petit lexique et un aperçu de la prononciation correcte.
« Personne avec qui s’asseoir autour d’une tasse de chai ». Une inoffensive tasse de thé, c’est sans doute trop demander. Mais la phrase serait tellement plate si on mettait tout en français, n’est-ce pas ? Au passage, je me demande pourquoi on s’acharne à écrire « chai » un mot qui, j’en suis persuadé, se prononce « tchaï ». De même, je verrais bien remplacer « Noor » par « Nour ». Que je sache, deux « o » à la suite n’ont jamais donné le son « ou » en français. Mais c’est sans doute plus chic d'écrire un mot afghan à l’anglaise.
Si l’histoire se laisse lire, elle n’est pas ce chef d’œuvre du siècle que nous décrivent tant de critiques à travers le net. La note maximale donnée par les acheteurs de la FNAC m’apparaît singulièrement disproportionnée. Si l’on donne 10/10 aux Cerfs-volants de Kaboul, que restera-t-il pour les vrais sommets de la littérature ? Par curiosité, je suis allé consulter la note donnée au Père Goriot. Eh bien, Balzac est ridicule : son roman récolte un piètre 3/10. Enfoncé, le vieil Honoré de.