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samedi 9 janvier 2016

L’hypothèse interdite





La France moderne, et plus généralement la civilisation occidentale, se sont formées autour d’une idée maîtresse : la passion de la vérité. De là les principes de société qui récusent tout usage opérationnel d’une pensée magique. Cet attachement à la chose scientifique porte très concrètement ses fruits dans les progrès de la médecine et les grands projets industriels et techniques des XIX et XXe siècles. Le fait superstitieux, ou religieux, est dès lors confiné au domaine privé. Chacun, en effet, est libre de croire ou de penser ce que bon lui chante, tant que cette croyance ou cette pensée ne se traduisent pas par des actes (y compris politiques) en contradiction avec les droits naturels.

Nul ne songerait, en pays libre, à lui contester ce droit. Mais ce droit est au même titre celui de ceux qui critiquent cette pensée magique. La tolérance ne consiste pas à respecter bouche bée toutes les manifestations de l’irrationnel : elle se borne à refuser tout usage de la violence envers nos contradicteurs, et à mettre en oeuvre les principes du débat. Elle n’est pas, comme on l’entend trop souvent, un mutisme confit devant des gris-gris ou des manifestations bigarrées : elle doit être le droit de les juger et même, à l’instar d’un Swift, de les mettre en boîte.

De toutes les études qui déferlent sur la place des musulmans dans l’Europe de demain, je m’étonne de ne voir jamais formulée une hypothèse toute simple, pourtant évidente. La foi est une opinion ; un homme use donc de sa liberté en modifiant cette opinion. En dépit de cela, l'idée qu'un individu puisse délaisser sa foi en l'islam n'est guère envisagée. De même, un enfant né dans une famille musulmane n’est pas voué à devenir lui-même musulman : soit par volonté de sa famille de ne pas «l’embrigader» dans cette filiation civilisationnelle, et de lui laisser en quelque sorte le choix de s’orienter, une fois venu l’âge de raison, vers le mode de pensée qui lui paraît le plus approprié ; soit par son propre désir d’individu ressortissant d’un pays libre de s’émanciper d’une culture qui lui aurait été imposée.

L’hypothèse qu'un musulman demeure un individu par essence adepte de l'islam, ou que des musulmans n’engendrent que des musulmans, n’est pas seulement fausse : elle est dangereuse. Elle fait accroire l’idée que l’islam est une race, concept dangereux et controversé mais qui pourtant est implicite dans les projections d’avenir. L'on ne se défait ni de sa couleur de peau ni de ses origines, mais tout un chacun choisit son école de pensée. Il est étonnant que le sous-entendu de ces fameuses prospectives ne fasse pas scandale, sauf si l'on admet avoir renoncé à l’une des plus belles conquêtes de la modernité : celle qui rend l’individu souverainement libre.

Je ne suis pas dupe de l'aspect polémique de cette hypothèse. Par un renversement de sens aussi curieux que fâcheux, la simple évocation d'un affranchissement individuel est devenue le symptôme d’une insupportable barbarie. Rendre les hommes éclairés au sens voltairien, donc plus libres, est vu comme un inadmissible viol de l'esprit. Cette insoutenable légèreté de la pensée critique face aux injonctions du moment - ne pas amalgamer, ni juger ni stigmatiser, tout respecter, y compris les pires inepties, s'indigner, oui, mais uniquement contre nos propres valeurs - signe un renoncement devant le fait accompli et souligne notre abandon collectif de toute volonté à changer les choses.

Je ne m'illusionne pas au point de penser que cette émancipation puisse se faire aisément. Je ne suis pas assez naïf pour ignorer le poids des traditions et la force du nombre, et, parfois, les effets d'une vigilance tatillonne et quasi institutionnelle de préceptes religieux. Je ne méconnais pas les châtiments promis aux convertis et aux apostats. Mais je sais aussi que l'un des rôles de l'Etat est - ou devrait être - la protection scrupuleuse des individus : notre Déclaration de 1789 édicte la "résistance à l'oppression" comme l'un des droits imprescriptibles. Et j'observe çà et là, parmi mes connaissances, des témoins croisés sur la toile ou même des hommes célèbres (prenez Djibril Cissé), un mouvement timide mais bien réel de personnes ayant choisi de renoncer à l'islam.

Je pose ici un constat dénué de passion. Une presse souvent extrémiste a beau annoncer une "déferlante musulmane", le monde de demain n'est peut-être pas celui qui nous est promis. Je ne parle évidemment pas des islamistes venus porter le fer de la guerre en Europe, mais des autres gens venus en quête de refuge en fuyant la barbarie. Ces hommes peuvent changer : cette évidence me semble trop souvent oubliée. Encore faut-il que la société qui les accueille se donne les moyens de favoriser ce changement et de veiller à ce que les sourcilleux gardiens de la tradition ismaélienne se contentent d'exposer leurs arguments et renoncent de fait à toute action violente : c'est en renouant avec des valeurs aujourd'hui oubliées que les autorités favoriseront l'expression de cette liberté à reconquérir.



samedi 22 novembre 2014

Le Suicide Français d'Eric Zemmour : une critique

Eric Zemmour aime la France, c'est sa raison d'écrire. Il aime la France, son passé prestigieux, ses écrivains, sa place dans l'histoire qui la mettaient en position de dominer le monde, de parler en maître à l'Allemagne, à l'Angleterre et à la Russie, de se tenir à distance des Américains cauteleux.

Le Suicide Français, sous-titré Les 40 années qui ont défait la France, tient une chronique rétrospective des événements qui selon l’auteur ont fait de la France un pays déconstruit, un bateau ivre, une nation de second rang au bord de la guerre civile. Chaque chapitre est conçu selon le même modèle. Le point de départ est une date, de 1970 à 2007, et l'exposé d'un fait de société de cette année : une décision politique, une chanson, un film, ou encore une partie de football. Il rappelle le contexte de cet événement et en développe les conséquences. Elles sont toujours négatives : le fait que l'on pensait anodin portait en lui un ingrédient qui, on le voit maintenant, a fait reculer la nation française, participait d'une sourde entreprise à notre déclin. Les décideurs angéliques préparaient le suicide français.


Des polémiques


Le chapitre sur le droit des femmes (17 janvier 1975 - La femme est l’avenir de l’homme) a choqué. L'auteur ne prend pas une position pro-vie, ne dit pas que l'embryon est un être humain, ou qu'il souffre. Son discours est autre : « Quand Debré entend le mot avortement, il ne sort pourtant ni son revolver ni son crucifix, mais sa calculette. Il compte et il pleure. Il compte les enfants qui manqueront, selon lui, à la France et il se lamente sur la puissance perdue, enfuie à tout jamais. » J'ignore si le calcul est défendable, et si la baisse de la natalité est due, et en quelle proportions, à la loi sur l'avortement. Zemmour souligne le militantisme du MLF et l’abdication des hommes. Mais jamais il n'étudie l'hypothèse d'un maintien de l'interdiction d'avorter. Si notre démographie se serait mieux portée – ce que je ne sais pas dire – est-ce qu'il fallait continuer avec ce réseau d'avorteurs clandestins, plus ou moins véreux, que l'on payait au noir, avec les risques sanitaires que l'opération comportait ? Fallait-il que les femmes continuassent à se rendre à l'étranger pour se faire avorter dans des conditions acceptables ? Ces questions ne sont pas débattues : or elles sont au cœur du débat.

D'autres passages ont fait polémique. Les Juifs français protégés par Pétain ? « Les mêmes (historiens de l'après-guerre) expliquaient le bilan ambivalent de Vichy par la stratégie adoptée par les Pétain et Laval face aux demandes allemandes : sacrifier les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français. », écrit Zemmour. La thèse surprend. J'aurais aimé que ses contradicteurs, à la télévision, lui opposent des éléments historiques. Je n'ai vu qu'échanges de noms d'oiseaux et anathèmes. N'étant pas historien, pour ma part, je note cette thèse surprenante, dans l'attente d'être plus instruit. Le point qui fait débat est celui des intentions : Vichy a-t-il réellement voulu préserver les Juifs français de la barbarie nazie ? Ou bien le nombre de sauvés ne s'explique-t-il que par le retard d'application du sinistre plan ? Zemmour choisit la première hypothèse, ce en quoi il ne semble pas suivi par la plupart des historiens contemporains. Mais la question devrait mériter une réponse pédagogique, argumentée, plutôt que de regrettables coups de sang qui ne servent pas la cause de la vérité historique.

L'insupportable libéralisme


Mais Zemmour n'aime pas toute la France. Une chose lui déplaît souverainement dans la Révolution Française : c'est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Le mot de déclaration est essentiel. Les auteurs du texte se posaient en observateurs d'une réalité qui les dépasse. Ils déclarèrent donc – et non décidèrent – que l'homme est naturellement libre, et que ce droit est imprescriptible. Cette liberté fondamentale ne provient donc pas du bon vouloir d'un gouvernement : elle précède toute posture politique. Elle n'est pas une loi que l'on peut faire et défaire : c'est une vérité avec laquelle il faut composer.

Ce discours est libéral au sens premier. On l'a peut-être oublié : les premiers révolutionnaires étaient des libéraux. La gauche des origines était libérale. Mais voilà : ce libéralisme est insupportable pour Zemmour, qui place l'Etat au-dessus de tout. L'Etat, c'est Napoléon, c'est de Gaulle, de grands hommes qui avaient compris le jeu intime des nations - l'ennemi anglais, la puissance allemande – et s'efforçaient de donner à la France sa juste mesure.

En aimant l'Etat français, quand il est fort, Zemmour ne tolère aucun pouvoir qui puisse lui être supérieur. On comprend mieux pourquoi la phrase de Marx, qui explique que tout droit est le droit de la classe dominante, plaît tant à Zemmour. Elle introduit le relativisme, dans la lignée de Johann Gottfried von Herder, là où 1789 proclamait un absolu. Ce relativisme fait de Zemmour un héritier du romantisme, à l'instar de Marx qu'il cite à tout champ, un romantique nationaliste français. Voici cet étrange penseur : un Français qui rejette l'enseignement de nos Lumières, à portée universelle, pour lui préférer le culte du local. Cette posture le met en position de refuser tout libéralisme, ou plutôt ce qu'il imagine être du libéralisme. Car dans le domaine Zemmour confond loi du marché, libre-échangisme, capitalisme et libéralisme, termes qu'il emploie indifféremment dans ses différentes chroniques au moment où la cause du malheur doit être expliquée.

Ainsi l'on lit que la Chine serait "économiquement libérale". L'expression révèle une incompréhension manifeste : le libéralisme n'est pas une doctrine économique. Un pays non libéral dont l'économie serait libérale est une contradiction dans les termes. Dans une Chine libérale, un entrepreneur pourrait faire traduire et diffuser les écrits de Zemmour ; or celui qui aurait une telle audace aujourd'hui risquerait fort de se retrouver emprisonné dans le goulag local, le sinistre loagai. Un pays avec des camps de rééducation n'est pas un pays libéral. La Chine n'est pas libérale. Son économie est capitaliste et, contrairement à ce qu'écrit Zemmour, il y a beaucoup d'exemples de dictatures capitalistes. Zemmour cite le Chili de Pinochet. Il aurait pu ajouter la Yougoslavie de Tito, le Mexique pour une bonne partie du siècle dernier, les « dragons asiatiques » parmi d'autres. Pays tous capitalistes sans être libéraux pour autant.

C'est pourquoi Eric Zemmour se trompe quand il raille une pensée naïve qu'il prête aux libéraux, selon lesquels, à l'en croire, le « libéralisme économique s’accompagnerait inéluctablement de sa version politique des droits de l’homme, démocratique et libérale » : ce qui compte avant tout c'est la liberté, qui s'impose naturellement au domaine économique comme aux autres. C'est aussi pourquoi l'expression qu'il emploie de « libéralisme modéré » est un non-sens.

Ailleurs, Zemmour écrit : « Ils s’opposaient à la "mondialisation néolibérale" sans comprendre que l’expression était un pléonasme. ». C'est faux : la mondialisation aurait pu être nazie ou soviétique ; elle représente encore le but des islamistes. Nos anciens anti-mondialistes se sont rebaptisés alter-mondialistes : il veulent une autre mondialisation. Autrement dit ce n'est pas la mondialisation qui les révulse, mais la mondialisation telle qu'elle s'annonce aujourd'hui.

Le libéralisme serait donc, selon l'acception majoritaire reprise ici par Zemmour, une entreprise d'esclavagisme vouée au seul profit. On se demande bien pourquoi Victor Schoelcher, le député qui fit voter l'abolition de l'esclavage, n'était ni socialiste ni marxiste d'aucune obédience, mais libéral. Pourquoi la loi qui limitait le travail des enfants fut présentée par des députés libéraux. Et pourquoi ces profiteurs égoïstes obnubilés par l'argent auraient combattu tant d'années pour enfin arracher à Napoléon III le droit de grève. Il y a plus : bien des syndicalistes actuels s'étrangleraient si on leur rappelait que c'est un ministre libéral, Pierre Waldeck-Rousseau, qui a autorisé le syndicalisme en France ; le même Waldeck-Rousseau qui lança en 1899 la révision du procès d'Alfred Dreyfus.

De Marx à Marchais


Voilà, sous la plume de Zemmour, Marx en phare de la pensée universelle, plus actuel que jamais. Or encenser Marx, c'est chanter les louanges d'un architecte au génie hors pair, dont tous les immeubles se seraient effondrés en massacrant la moitié de ses occupants et en laissant les autres infirmes.

Que vaut donc une pensée dont la moindre mise en œuvre ne s'est jamais traduite qu'en terme de pénurie, d'arbitraire, de séquestration et de massacres de masse ? Marx, avec son état tout puissant – et donc responsable de tout – plaît à Zemmour qui ne supporte pas le libéralisme. Dans chaque chapitre de son livre, les causes de l'échec sont identifiées : elles se nomment le marché, les Américains, l'approche libérale. A en croire Zemmour, nous vivons dans une soupe libérale depuis quatre décennies, et de là vient le désastre français. Taper sur les « libéraux » est un réflexe constant de la classe politique française, et on regrette de voir Zemmour tomber dans le même sempiternel panneau. La loi de la jungle ? Le libéralisme. Les travailleurs-esclaves ? Le libéralisme. L'affaiblissement de l'école ? Le libéralisme.

Tous les maux de la Terre ? Le libéralisme, le libéralisme vous-dis-je ! Pourrait s'exprimer Toinette-Zemmour.

Sa détestation du libéralisme, responsable de tous les malheurs, le pousse naturellement à réhabiliter la mémoire de Georges Marchais. Le métallo au langage fruste, digne représentant de la classe ouvrière, a laissé un souvenir amusé dans l'imaginaire des enfants de la télé. Gardons-nous des faux souvenirs : l'homme n'était pas qu'un pitre. Le premier secrétaire du PCF, parti grassement payé en sous-main par le grand frère soviétique grâce aux bons offices de la Banque du Nord, était un féroce idéologue, rompu à toutes les techniques dilatoires destinées à déstabiliser ses contradicteurs pour éviter de répondre aux questions sensibles.

Ses attaques personnelles, sa mauvaise foi terrorisaient les journalistes. Marchais donc, « dernier gaulliste » pour Zemmour, s'était engagé volontaire pour travailler au profit des Nazis pendant la guerre. Singulier gaulliste, en vérité, que cet opportuniste planqué chez l'ennemi, logeant à l'auberge du Bélier Bleu à Augsbourg, ainsi que l'avait révélé l'Express, petit collabo n'ayant même pas l'excuse du STO – un simple examen des dates prouve qu'il travaillait chez Messerchmidt avant l'instauration du travail obligatoire, en 1942. Marchais œuvrant pour le national-socialisme mettait ses pas dans ceux de Thorez, réfugié à Moscou avec un laisser-passer allemand.

Marchais rejetant les « deux blocs » ? Zemmour invente. Le 1er secrétaire du PCF déjeunait avec les Ceaușescu au bord de la Mer Noire et estimait que le Soviet Suprême était plus libre que notre Assemblée Nationale. Là où Zemmour croit deviner une prescience extraordinaire d'une nouvelle époque soumise à la toute-puissance capitaliste, il n'y avait en réalité que débandade face à la crise des électeurs. L’ouvrier remplacé par l'émigré, voilà qui allait précipiter la chute de l'électorat traditionnel – un électorat qui devait préparer bien évidemment le Grand Soir avec la main bienveillante des sbires de Brejnev. Zemmour voit de la lucidité où il n'y avait vraisemblablement qu'une pitoyable tentative de colmater la fuite des votes.

Zemmour rapproche l'intervention soviétique en Afghanistan et la guerre que menèrent au début du XXIe siècle les Américains : ne s'agissait-il pas de combattre le péril islamique ? C'est évidemment une illusion. L'invasion de 1978 était le fait d'arme d'un pays totalitaire, avide de dominer le monde, qui entendait ainsi affirmer sa puissance en Asie, ajouter un nouveau pays à son empire. A cette époque les Talibans n'existaient pas. Et tous les Afghans qui défendirent leur pays n'étaient pas des islamistes. Avons-nous oublié Massoud ? L'Amérique est entrée en guerre, avec l'aval de l'ONU, contre un pays complètement différent, mené par des fous de Dieu qui avaient offert l'asile aux responsables des attentats du 11 Septembre. Et non pour y installer un dictateur à leur botte à la façon soviétique : l’Amérique se moquait comme d’une guigne de ce pays lointain et arriéré et n’y est allé qu’en réponse à une agression, au contraire des Soviétiques, impérialistes par essence.

Quant à la lettre de Marchais pour défendre l'enseignement de l'histoire à l'école, ne nous y trompons pas. On sait de quelle histoire il s'agit : celle où il n'a pas été volontaire pour travailler en Allemagne mais victime du STO ; celle où les révolutionnaires de 1956 à Budapest étaient des agents impérialistes ; le monde enchanté où la RDA est un modèle de réussite économique, où l'URSS regorge de récoltes faramineuses, digne sauveuse d'une Russie tsariste encore au Moyen-Âge. Contrôler l'enseignement de l'histoire, ce vieux rêve de tous les idéologues.

Erreurs et approximations


La logique des deux blocs, qui permettait à de Gaulle de se placer en sage arbitre entre deux adversaires, est un mythe. Il n'y avait, il n'y a jamais eu deux blocs. D'un côté, un empire totalitaire, sans élections libres, sans liberté de la presse, sans liberté de circuler ; de l'autre, des pays plus ou moins libres, plus ou moins démocratiques, plus ou moins d'accord entre eux. De Gaulle voyait le monde comme au XIXe siècle, sans comprendre qu'après la guerre les idéologies primaient les nations. Zemmour peut construire un discours rétrospectif sur ces 40 années, mais cela ne le dispense pas de respecter les faits : or sur ce point nous restons sur notre faim. Le livre comprend beaucoup d'approximations ou de choses fausses : Marchais n'était pas victime du STO, Harlem Désir (et non Malek Boutih) était président de SOS Racisme au moment de l'affaire des voiles à Creil, c'est Hara-Kiri et non Charlie Hebdo qui fit sa fameuse une après la mort de de Gaulle, le monde n'a pas été partagé à Yalta contrairement au délire gaulliste.

Il insulte la mémoire de Guynemer quand il assène que la « Première Guerre mondiale (était le) premier conflit de l’Histoire qui ne fabriquait pas de héros autres qu’anonymes ». Il croit qu'Internet est « le corollaire » du PC quand ces deux projets n'ont à l'origine rien à voir, et qu'internet est même plus ancien. Il croit que Gorbatchev a été pris d'un réflexe « hamletien » en refusant de massacrer les foules de 89 alors que George Bush avait prévenu sans ambiguïté qu'une action violente ne laisserait pas l'Amérique inactive. Il parle du « cow-boy Camel » (et non Marlboro). Il croit, comme tant d'autres hélas ! que Fukuyama annonçait la « Fin de l'histoire », quand l'essayiste américain examinait le monde contemporain selon la grille de lecture hegelienne revue par Kojève. Il oublie les Coupes des confédérations de 2001 et 2003 quand il affirme qu'après l'Euro 2000 « le football français n’a plus remporté une seule compétition internationale. » Il se méprend en écrivant mal "Ceaucescu". Il attribue à Karl Marx un passage de l'Esquisse d'une critique de l'économie politique de Friedrich Engels. Il voit dans la célèbre Pétition des fabricants de chandelles de Frédéric Bastiat une « intention providentialiste » que le texte n'évoque en aucune manière. Il méconnaît l'histoire musicale quand il profère que « les Beatles sont assez vite rentrés dans le rang de l’embourgeoisement et de la variété musicale » : que l'on compare l’inoffensif Love me do (1963) et A Day in a life (1967), avec ses allusions à Krzysztof Penderecki.

Zemmour affirme que la gauche « refusait par principe de se sentir étrangère à un soulèvement d’où qu’il vienne. Elle était avec les communistes russes en 1917 ; avec les Chinois en 1949 ; avec les Cubains en 1959 ; avec le FLN en 1962. » C'est trop vite dit : la gauche était-elle du côté des insurgés de Budapest en 1956 ? Des révoltés tibétains contre l'occupation chinoise ? des Vénézuéliens contre Chávez ?

Il tord la pensée de Levi-Strauss : « Comme l’avait deviné dès 1962 Claude Lévi-Strauss : "Le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre." L’heure venue, le Marché s’emparera sans mal de ces hommes déracinés et déculturés pour en faire de simples consommateurs. »

On ne voit pas le lien entre les deux phrases. Lévi-Strauss parlait des sciences humaines, incapables selon lui de définir un homme mais bien au contraire d'en faire valoir les infinies richesses. Zemmour s'empare de cette opinion pour disserter sur le maudit marché qui veut faire de nous des « hommes déracinés et déculturés », de « simples consommateurs ». Chacune de ces deux phrases peut être discutée, mais il n'y a pas d'enchaînement logique entre elles.

Quand il annonce que « Depuis les deux guerres mondiales, la guerre était devenue un tabou en France et dans tout le continent européen. On était persuadé en Europe (et seulement là) que l’avenir appartenait au droit, aux normes et au marché. Le canon était désuet, condamné à rouiller dans les poubelles de l’Histoire », il oublie la majeure partie du continent européen, dans laquelle l'état de guerre ou la guerre elle-même étaient des réalités : à Budapest, à Prague, en Pologne ou en Yougoslavie, la force militaire s'est déployée sans vergogne, faisant couler le sang de nations européennes. Il oublie que la seconde guerre mondiale ne s'est terminée, pour ces peuples, qu'en 1989, ou même une dizaine d'années plus tard pour les ex-Yougoslaves. Et il oublie de mentionner ce fait inouï dans toute l'histoire : jamais des états membres de l'Europe politique, la CECA, la CEE et l'UE, ne sont entrés en guerre les uns contre les autres. Nous qui vivons dans un continent dont l'histoire est parsemée d’invasions guerrières, dans lequel trois décennies de paix étaient il n'y a pas si longtemps un événement exceptionnel, nous devrions pourtant savoir ce que l'Union Européenne nous a apporté. Le marché, voyez-vous, est un ennemi si redoutable qu’il nous prive de notre droit fondamental de guerroyer une nouvelle fois, et de montrer aux Allemands qui est le maître en Europe continentale. Est-ce au détriment de la souveraineté ? Sans doute. Faut-il le regretter comme le fait Zemmour ? A chacun d'en décider. Mais pour cela il faut poser les faits : c'est ce qui manque ici.

Le Suicide Français est parcouru par une intention finaliste. Les événements n'arrivent pas par hasard, et quand le fil est ténu, Eric Zemmour fait parler les morts. Le Luron et Coluche avaient « une grande prescience », et ce dernier agissait «  comme s’il sentait qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre. » « Les communicants mitterrandiens avaient deviné les temps à venir ». L'intervention divine n'est jamais absente : « La punition céleste poursuit toujours les méchants là où ils ont péché. »

Sur la disparition à quelques mois d'intervalle de Coluche, Le Luron et Véronique Mourousi, il note :

« Dans l’Antiquité, ces morts accumulées auraient été vues comme des présages sinistres, entourant cette parodie d’une aura funeste. Mais nous nous croyons à l’abri de toutes les malédictions des Dieux »

Ce passage n'est pas clair. Que faut-il comprendre ? Qu'une société superstitieuse aurait pensé que ces morts n'arrivent pas par hasard ? C'est, d’un point de vue factuel, exact. Mais une société lucide ne pense pas ainsi. Faut-il regretter les temps où l'on croyait à des interventions surnaturelles ? A un monde gouverné par des forces inintelligibles ? « Nous nous croyons à l’abri de toutes les malédictions des Dieux », écrit Zemmour. Reversement sémantique : devient croyant celui qui précisément récuse les croyances. On peine à lire cette vieille scie, qui voudrait que l’athée soit un croyant comme les autres. Encore un indice de l’approche relativiste choisie par Zemmour.

Le procès de de Gaulle


Eric Zemmour a raison de dénoncer le capitalisme de connivence (ce qu’il croit être le libéralisme) sans se rendre compte que la connivence est l’enfant naturel d’une société où tous les pouvoirs sont concentrés, fruit d’une Constitution toute-puissante.

Le libéralisme en politique est bien oublié en France, et absent du débat depuis plusieurs décennies. Zemmour, comme tant d'autres, guerroie contre un fantôme.

Cette mise en accusation d'un pur fantasme cache un procès qui hérisse Zemmour. Celui du gaullisme politique, de cette période dont nous avons hérité une Constitution, adoptée en temps de guerre par un chef de guerre, qui rend l'Etat obèse, pataud et dilettante. Un état tout puissant et incapable de la moindre souplesse, gorgé d'impôts et de subventions, qui a oublié le fondement même de la République, qui est d'assurer la liberté à chacun tant qu'il ne nuit pas aux autres ; de garantir le droit de propriété, ce droit qui hérisse les marxistes de toute tendance. Un Etat qui octroie à son chef le pouvoir de dissoudre l'Assemblée, alors que la motion de censure des députés ne touche que le Premier ministre. Un tel pouvoir entraîne sa propre voracité. Si déclin de la France il y a, depuis l'époque de de Gaulle, ce n'est certainement pas à cause d'une approche libérale, qui n'a jamais existé que dans les pires cauchemars de certains.

Bien au contraire, dans la droite lignée des pouvoirs exorbitants de la Constitution, le pays succombe à l'hypertrophie galopante, année après année, des charges que l'Etat accumule, des affaires qu'il estime de son devoir de réguler sans rien y comprendre et surtout sans qu'il lui soit demandé son avis : qui contrôlait le Crédit Lyonnais quand l'établissement a fait faillite ? L'Etat. La leçon est valable pour l'étranger. La crise des subprimes vient d'une injonction du gouvernement américain à ses administrations de financer les ménages pauvres : le monde devait se fracasser contre le mur de la réalité et l'insolvabilité des malheureux ménages financés à fonds perdus. Évidemment on n'accusa pas l'Etat mais ces rapaces de capitalistes, quand l'origine du désastre fut un geste social que n'aurait pas renié Mélenchon.

Zemmour reste pertinent au sujet de l’islam. Il a raison de dénoncer l’aveuglement de la gauche française après l’attentat de la Rue Copernic, automatiquement attribué à l’extrême-droite alors que les coupables venaient du Proche-Orient. Il pointe avec justesse la détestation de soi qui a saisi les Français, en prenant pour exemple la chanson Lily de Pierre Perret ou le film Dupont Lajoie d'Yves Boisset. Nous serions tous racistes, incapables d’empathie, de véritables incarnations du beauf de Cabu. Ce qui était une alerte salutaire dans les années 70 : attention à ne pas devenir comme eux ! - est devenu un modèle imposé à la nation. Vous voulez interdire les prières dans les rues ? Mais vous êtes un Dupont Lajoie, monsieur.

On s’étonne de ne pas trouver d’allusion au Sanglot de l’homme blanc, essai de Pascal Bruckner (1983) construit autour de cette thématique, ou au dernier ouvrage de Christian Jelen, le percutant La guerre des rues (1998). Eric Zemmour aurait aussi pu citer les films parodiques OSS 117 avec Jean Dujardin ou le grand succès Intouchables, qui procèdent de la même approche : le Français est stupide, l’étranger toujours admirable. Du côté de la bande dessinée, on pouvait rappeler l'existence d'une courte histoire de Gérard Lauzier, Paris sera toujours Paris, à la fois scandaleuse et brillante, comme souvent chez ce grand dessinateur. On est aujourd'hui étonné de trouver, au générique du sketch qui en a été adapté en 1985 pour le film Tranches de vie, les noms de Josiane Balasko et Jean-Pierre Darroussin.

Ces passages intéressants - au sens où ils ouvrent un vrai débat sans s’appuyer sur une histoire reconstruite, mais sur une réalité plus proche et donc plus tangible - méritent d’être lus. On rapprochera l’histoire du voile à Creil avec la remarquable analyse qu'en a faite Alain Finkielkraut avec son livre l’Identité malheureuse.

Relire Revel


Jean-François Revel, dans un livre bouleversant de 1983, Comment les démocraties finissent, avait donné sa propre analyse d’un suicide, non pas français, mais des pays libres en général. Revel pointait l’ennemi des années 80 : l’URSS et ses alliés objectifs, et tous ceux qui, à leur insu ou non, relayaient les thèses soviétiques en terre démocratique.



Sa pensée reste du plus haut intérêt. Les mécanismes qu’il décrit sont les mêmes aujourd’hui, qui poussent une partie de la population à prendre fait et cause, et parfois les armes, contre les démocraties. Jean-François Revel était, selon Zemmour, « porté par un antimarxisme militant qui l’aveuglait souvent » : l’on ne voit rien, ni de près ni de loin, qui justifie pareil jugement. Il faut lire et relire la Tentation totalitaire, Ni Marx ni Jésus, la Connaissance inutile, la Grande Parade et tant d’autres ouvrages pour comprendre à quel point cet auteur était dans le vrai à une époque où tout le monde, ou presque, se trompait. Il n’était pas antimarxiste, c’étaient les marxistes, au nom de leur prétendue science, qui étaient anti-Revel. Revel n’était pas militant : il défendait la démocratie, la liberté, et ne se laissait pas tromper par les communiqués officiels de la Pravda, quand tout le monde célébrait le miracle soviétique, est-allemand ou bulgare, et qu'en 1976 Jacques Delors décrivait dans un mémorable Apostrophes les mérites de la République populaire de Hongrie.

Il ne se laissait pas embrigader, à la différence de Zemmour, dans l’histoire réécrite de la chute d’Allende. Et, au contraire de Zemmour, il n'a pas plus succombé au réflexe moutonnier anti-américain, quand bien même il savait fustiger la politique des Etats-unis.

Mais Revel était un libéral. Cette étiquette infamante devait lui interdire la juste reconnaissance. On s’étonne de ne pas trouver son oeuvre en librairie, à l’exception du consensuel et insipide Le Moine et le Philosophe, co-écrit avec son fils Matthieu Ricard. Tout homme cultivé devrait lire Revel : pas pour nier Zemmour, mais pour comprendre qu’une autre approche d’un déclin occidental existe, étonnamment lucide et contemporaine, soucieuse des faits et sans aucun doute plus pertinente que celle du Suicide Français.


Alain Chotil-Fani, novembre 2014


La tentation totalitaire (1976) : le livre d'un homme de gauche qui scandalisa la gauche


Quelques liens


La Pétition des fabricants de chandelles de Frédéric Bastiat : http://bastiat.org/fr/petition.html

Site consacré à Jean-François Revel : http://chezrevel.net/

Le libéralisme pour les débutants : http://www.dantou.fr/

Paris sera toujours Paris, avec Josiane Balasko et Jean-Pierre Darroussin, extrait du film Tranches de vie de François Leterrier (1985) d'après une bande dessinée de Gérard Lauzier : http://youtu.be/lrhj4hHtxFQ

Les accords de Yalta : http://mjp.univ-perp.fr/traites/1945yalta.htm

Un extrait de La tentation totalitaire de Jean-François Revel sur le coup d'Etat chilien de 1973 : http://reellerealite.perso.sfr.fr/La%20tentation%20totalitaire.htm

Apostrophes de 1976 avec Jean-François Revel,  René Andrieu et Jacques Delors : http://youtu.be/aYYMFTB5AtI

Un article sur la crise des subprimes : http://www.contrepoints.org/2013/02/26/116215-fannie-mae-et-freddie-mac-linterventionnisme-source-de-la-bulle-immobiliere


samedi 12 décembre 2009

Pour la Suisse

Alors, fascistes, les Suisses ? L’unanimité des réactions de la presse française, au lendemain du résultat de la votation sur les minarets, pose benoîtement la question. Circonstances aggravantes : le seul parti qui chez nous se félicite du choix de nos voisins est le Front National. Pourtant à y regarder de plus près les choses ne sont pas si tranchées. Ne trouve-t-on pas, parmi les partisans des minarets, quelques individus aussi peu recommandables, pour le moins, que nos brailleurs du FN ? Je ne sache pas que Kadhafi, par exemple, soit un parangon d’humanité et de tolérance ; pas plus que d’autres dignitaires indétrônables du Moyen-Orient, d’Afrique ou d’Asie du Sud-Est, tous ulcérés par la décision suisse.
L’on ne sera certes pas plus avancés après avoir renvoyé dos à dos les extrémistes des deux camps, du moins aura-t-on supprimé le préjugé que les « fachos » ne sont que dans le camp du Oui.

Parlons de la question posée, en examinant quelques réactions courantes. Est-il besoin d’être fasciste pour se prononcer contre la construction d’édifices religieux faits pour être vus, et de loin ? Est-ce être raciste que de se prononcer contre une religion ? Et est-ce se prononcer contre une religion que de refuser l’une de ses plus voyantes manifestations ? Car, pourtant, les églises ne vous choquent pas, alors pourquoi pas des minarets ? entend-on demander ici et là.

Questions en vérité sans objet. A titre personnel, la construction d’un nouveau lieu de culte, quel qu’il soit, va à l’encontre de mes convictions selon lesquelles tout effort architectural et financier devrait privilégier la culture, l’ouverture, la santé – en un mot, la science et non la croyance. C’est pourquoi une nouvelle église m’attristerait tout autant qu’un édifice dédié à tout autre croyance.

Mais il y a plus, et je ne crois pas que le nœud du débat se trouve ici. L’Islam n’est pas qu’une religion. C’est une règle de vie, avec ses principes sociaux, ses exigences, ses lois. Dire non aux minarets, c’est aussi prononcer une défiance vis-à-vis de telles règles. Le rédacteur en chef de Libération se moquait de l’ampleur de ce vote dans les cantons où précisément les Musulmans sont le moins nombreux, comme si les électeurs avaient matière à se plaindre en la matière :

« La force absurde du préjugé se vérifie d’autant plus que ce sont les cantons où il y le moins de musulmans qui ont le plus approuvé la mesure anti-islam réclamée par la droite extrême » (Libération du 30/11/2009)

Curieux, cet argument l’est à plusieurs titres.

D’abord, nul besoin d’être confronté quotidiennement à un phénomène pour porter un jugement sur ses manifestations. Ce serait bien la peine d’accéder à une myriade de sources d’information, sur tous les supports et à tout moment de la journée, pour ne se prononcer en définitive que sur les événements qui se produiraient chez soi, au coin de sa rue !

Laurent Joffrin parle de « peur irraisonnée de l’islam ». Irraisonnée ? Il me semble qu’au contraire des raisons existent. N’est-ce pas au nom de l’Islam que des attentats sont régulièrement perpétrés en Europe et ailleurs ? Et n’apprend-on pas tout aussi régulièrement que de nouveaux attentats ont pu être déjoués, ce qui tendrait à prouver que la volonté destructrice des fondamentalistes ne faiblit pas ? Parler de « peur irraisonnée » semble dès lors bien mal venu. L’expression enferme les Suisses dans une vision paranoïaque, ce qui n’est pas en soi bien plus subtil que d’enfermer tous les Musulmans dans une vision fondamentaliste.

Ensuite, faudrait-il s’étonner que, mécaniquement, l’ampleur du vote pro minarets soit plus favorable dans les cantons où se trouvent le plus de Musulmans ? Cette causalité élémentaire a semble-t-il échappé à Laurent Joffrin, qui n’est pas le plus à blâmer, pourtant, de nos commentateurs de la vie publique.

La faculté d’adaptation de la religion musulmane aux sociétés européennes est ici clairement en question. Ce qui heurte, ce ne sont pas tant les manifestations des Fous des Dieu, au Moyen-Orient ou en Europe, dont l’actualité ressasse chaque semaine les massacres, attentats ou exécutions, que l’absence de réaction des Musulmans modérés dans nos sociétés. J’aurais tant aimé voir l’Islam des lumières manifester sa haine des extrémistes quand Théo Van Gogh a été égorgé ou quand le président iranien menace de rayer Israël de la carte. Hélas, je n’ai rien vu de tel, de même que je n’avais rien vu quand des fondamentalistes appelaient à exécuter Salman Rushdie, coupable d’avoir brossé, et avec quel esprit ! le Prophète abusé par le Malin dans les Versets Sataniques. Ce silence pèse sur la société, laisse croire que le seul Islam tolère par son mutisme les pires horreurs, et – c’est le comble - justifie par réaction la position de nos propres extrémistes. La religion de paix tolère-t-elle en son sein des fauteurs de guerre ? Une clarification exemplaire des dignitaires musulmans, et massivement appuyée par tous les fidèles attachés à la démocratie, serait, de ce point de vue, la meilleure des réponses.

Car il en existe, des musulmans laïques. Mon ami Hicham, un verre de liqueur capiteuse en main, commentait d’un rire rabelaisien les frasques des barbus et ne crachait pas sur de belles côtelettes de porc. Pourtant, musulman, certes, il l’était ; mais il l’était tout autant que moi suis chrétien, en dépit de mon athéisme. Je me souviens comment il venait m’interroger sur des choses pour moi évidentes mais que personne n’avait jamais pris soin de lui enseigner, et surtout pas l’école de son pays. Qu’est-ce que l’évolution ? Qui était Darwin ? Pourquoi tant de bruit autour de la Shoah ? Alors, je ramassais mes souvenirs et tâchais de les lui faire partager. Il était stupéfait par ce que je lui disais, opposait les arguments des religieux dont on lui avait bourré le crâne, demeurait toujours sceptique mais remué de choses nouvelles, intérieurement bouleversé. Et un jour il changea, sans renier sa culture, sa religion, son passé, il sut qu’une autre histoire existait, que la version des faits dont on lui avait saturé l’esprit depuis des décennies croulait sous l’exercice de la raison.
Et moi aussi je changeai ; je m’aperçus, effaré, que d’autres hommes n’avaient jamais eu le minimum de savoir qui leur permettrait de questionner leur vision du monde, je sus que certains d’entre eux, quoique brillants étudiants, n’avaient pas les moyens de la lucidité. Et surtout je compris qu’un homme qui réfléchit et examine les faits peut devenir athée. Encore faut-il que ces faits-là lui soient enseignés…

On a beaucoup déploré « l’intolérance » des Suisses. Magie de la rhétorique, misère du sens… L’intolérance, ce n’est certainement pas rejeter la manifestation d’une croyance, pas plus que la tolérance serait d’accepter bouche bée la moindre vocifération d’un représentant religieux.
L’intolérance c’est très précisément l’usage de la violence pour empêcher l’expression d’une liberté. Ainsi les autodafés, les polices politiques, l’emprisonnement des opposants pour leurs idées, la lapidation des pécheresses ou l’exécution des apostats. Or un vote démocratique est exactement l’inverse d’un acte violent, qu’il rend inutile et dérisoire. Limiter démocratiquement l’expression d’une religion n’est pas de l’intolérance, c’est de la démocratie.

Faut-il veiller à ne pas blesser les croyants ? Un curieux consensus paraît s’imposer à chaque poussée de fièvre. Ne heurtons pas les convictions, surtout ! Pas pitié, pas de provocation, pas d’huile sur le feu. Le croyant, blessé dans sa foi, ne risque-t-il pas de se sentir rejeté, et ne va-t-il pas rechercher auprès d’individus plus radicaux un confort que la société démocratique est incapable de lui offrir ?
Or, et c’est là un paradoxe parfois difficile à faire entendre, un citoyen attaché aux valeurs démocrates est par définition heurté par quantité de choses. Ses convictions sont combattues par d’autres convictions tout aussi respectables, mais opposées. Vous considérez que Fidel Castro est un tyran sanguinaire ? Vous pourrez entendre avec consternation Mme Mitterrand soutenir l’inverse à une heure de grande écoute. Il est au contraire à vos yeux l’un des derniers remparts contre le capitalisme galopant ? Les commentaires politiques d’un Eric Zemmour ne manqueront pas dès lors de vous hérisser. Il suffit à tout un chacun de contempler la devanture d’un kiosque à journaux pour trouver maintes opinions inconciliables et également autorisées, car ainsi est la démocratie – l’inconfort institutionnel.

Vivre en démocratie, c’est accepter l’inconfort, s’en faire une raison même car là est le secret du vivre ensemble. Nos sociétés sont celles où une part d’inconfort mesurée (c’est-à-dire : conforme aux limites de la loi des hommes) est nécessaire pour, précisément, rendre la vie le plus confortable possible.

Cela reste à comprendre de la part de ceux qui s’offusquent que l’on puisse blesser des croyants. Car l’on n’en finirait pas de dresser la liste des meurtrissures. Que l’Homme descende d’un primate n’est pas une opinion, c’est un fait, et ce fait blesse les fondamentalistes. Vais-je donc travestir la vérité, mentir sur le réel, pour complaire aux braves croyants ? Faut-il modifier nos programmes scolaires ? Prévoir des itinéraires inoffensifs dans nos Musées d’Histoire Naturelle afin que les fidèles ni croisent ni squelette de Brontosaure, ni reconstitution d’Australopithèques, ni quoi que ce soit qui puisse heurter leur foi en la Création divine ? Ne faudrait-il pas, à ce titre, voiler la façade même de ces musées, dont la simple existence blesserait à coup sûr le regard des pratiquants ?

Devrai-je nier l’égalité devant la loi de l’homme et de la femme, même si des écrits religieux affirment l’inverse ? Attend-on de moi que je me refuse à commenter les enquêtes sur le « Saint-Suaire », dès lors qu’elles établissent sans grande surprise ni contredit la thèse du faux ? Que je taise la souffrance de l’animal que l’on égorge sans étourdissement préalable ? Faudrait-il que je me fasse négationniste en histoire pour taire les massacres perpétrés par tels adeptes d’une foi encore vivace ? M’abstiendrai-je de lire Don Quichotte de la Manche, d’écouter L'enlèvement au Sérail ou de savourer le monologue de Figaro sous prétexte que ces chefs-d’œuvre contiennent des allusions pas toujours très flatteuses pour l’Islam ? Surtout, ne blessons pas, vous dis-je ! Respect !

Et si par malheur je m’avisais de veiller à ne heurter personne, quand bien même j’aurais observé toutes les pratiques religieuses de mes semblables, qui m’assure que le plus inoffensif geste machinal n’aille pas déclencher l’ire de quelque obscure mais vindicative religion ? Swift, déjà, avait su donner une réjouissante illustration de la stupidité dogmatique en confrontant Gulliver aux Petit-Boutiens et Gros-Boutiens – ceux pour qui les œufs doivent être cassés par le petit bout, viscéralement opposés aux adeptes de la rupture du gros bout. L’absurdité de cette haine tenace et mortifère entre les croyances reflète parfaitement la consternation du libre-penseur confronté à la bêtise des dogmes, et le rire de Swift offre un incommensurable réconfort par-delà les âges à tous les esprits libres.

L’argument de la blessure infligée aux croyants est (si l’on me passe le mot) une hérésie en terre démocratique. C’est bien pour cela que l’on évoque le respect imprescriptible de la vie privée : son exact pendant est l’acceptation d’opinions contraires dans la vie publique. Ne pas comprendre cela, c’est nier la démocratie. Refuser cette blessure, c’est défendre un monde totalitaire.

D’aucuns ne se privent pas de souligner l’égoïsme des Suisses. Après tout, la Confédération Helvétique est la terre du secret bancaire, inestimable refuge pour la fortune des despotes plus ou moins avoués. Alors, comment s’étonner de ce geste de repli sur soi ?
A y regarder de plus près, cette thèse s’effondre. L’un des arguments avancés en faveur du Non à l’interdiction était précisément le manque à gagner en cas de victoire du Oui. Les grandes fortunes du Proche-Orient ou d’ailleurs allaient certainement prendre d’énergiques mesures économiques pour châtier le pays rebelle.
Le résultat du vote connu, la menace a aussitôt été mise à exécution, et il est vraisemblable que la Suisse n’a pas fini de payer son choix. Or, ces mesures de rétorsion étaient parfaitement attendues, et c’est en pleine connaissance de cause que les électeurs ont voté. Il est donc juste de souligner que les Suisses ont préféré l’expression d’un choix politique aux désavantages financiers de ce résultat. Est-ce là la démarche d’un peuple avant tout soucieux du confort économique, au détriment de tout autre conviction démocratique ? Il ne semble pas ; au contraire, et il faut s’en réjouir : le chantage de rétorsions financières n’a pas fait reculer la démocratie. Je précise que cela aurait été la même chose en sens inverse : si la perspective de perte de marché avait été liée à une victoire du Oui, il aurait fallu se féliciter de la victoire du Non – je veux souligner que le prétendu égoïsme des Suisses a en réalité fait long feu en face de l’expression populaire.

Alors, fascistes, les Suisses ? Il n’y a pas si longtemps, il était de rigueur de traiter de fasciste tout opposant au communisme. Ceux qui ont connu l’époque du remuant Georges Marchais, premier secrétaire du PCF pendant les années 70 et 80, n’auront aucun mal à s’en souvenir. Pire, la lutte ouvertement anticommuniste était alors laissée à un parti bien peu recommandable – le Front National, déjà.
Il est vraisemblable que cette attitude soit incompréhensible pour les jeunes générations, qui n’ont pas grandi dans l’illusion d’un Grand Frère philanthrope et égalitaire, précurseur d’un monde meilleur. Nous savons fort bien que rien de cela n’était vrai, et que le soviétisme fut (humainement, économiquement, culturellement) l’une des plus éprouvantes catastrophes de l’histoire.

La moindre des choses serait que nous tirions les leçons du passé. Si nous écartons les partisans sincères du totalitarisme, seuls des démocrates aveugles ou délibérément abusés, en dépit de leur intelligence, pouvaient soutenir l’URSS et ses sbires.
L’islamisme est-il le communisme du XXIe siècle ? Au vu des réflexes passionnels et idéologiques qui ont accueilli le choix suisse, laissant la seule opposition politique entre les mains d’un parti avarié, on serait enclin à penser que les idiots utiles ont trouvé matière à recycler leur combat en se posant en alliés d’une idéologie plus actuelle. Il est remarquable qu’une fois encore, cette lutte s’érige au nom de la pauvreté, de l’antiracisme, du tiers-mondisme – autant de vertus humanistes mises au service de causes pour le moins discutables.