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samedi 9 janvier 2016

L’hypothèse interdite





La France moderne, et plus généralement la civilisation occidentale, se sont formées autour d’une idée maîtresse : la passion de la vérité. De là les principes de société qui récusent tout usage opérationnel d’une pensée magique. Cet attachement à la chose scientifique porte très concrètement ses fruits dans les progrès de la médecine et les grands projets industriels et techniques des XIX et XXe siècles. Le fait superstitieux, ou religieux, est dès lors confiné au domaine privé. Chacun, en effet, est libre de croire ou de penser ce que bon lui chante, tant que cette croyance ou cette pensée ne se traduisent pas par des actes (y compris politiques) en contradiction avec les droits naturels.

Nul ne songerait, en pays libre, à lui contester ce droit. Mais ce droit est au même titre celui de ceux qui critiquent cette pensée magique. La tolérance ne consiste pas à respecter bouche bée toutes les manifestations de l’irrationnel : elle se borne à refuser tout usage de la violence envers nos contradicteurs, et à mettre en oeuvre les principes du débat. Elle n’est pas, comme on l’entend trop souvent, un mutisme confit devant des gris-gris ou des manifestations bigarrées : elle doit être le droit de les juger et même, à l’instar d’un Swift, de les mettre en boîte.

De toutes les études qui déferlent sur la place des musulmans dans l’Europe de demain, je m’étonne de ne voir jamais formulée une hypothèse toute simple, pourtant évidente. La foi est une opinion ; un homme use donc de sa liberté en modifiant cette opinion. En dépit de cela, l'idée qu'un individu puisse délaisser sa foi en l'islam n'est guère envisagée. De même, un enfant né dans une famille musulmane n’est pas voué à devenir lui-même musulman : soit par volonté de sa famille de ne pas «l’embrigader» dans cette filiation civilisationnelle, et de lui laisser en quelque sorte le choix de s’orienter, une fois venu l’âge de raison, vers le mode de pensée qui lui paraît le plus approprié ; soit par son propre désir d’individu ressortissant d’un pays libre de s’émanciper d’une culture qui lui aurait été imposée.

L’hypothèse qu'un musulman demeure un individu par essence adepte de l'islam, ou que des musulmans n’engendrent que des musulmans, n’est pas seulement fausse : elle est dangereuse. Elle fait accroire l’idée que l’islam est une race, concept dangereux et controversé mais qui pourtant est implicite dans les projections d’avenir. L'on ne se défait ni de sa couleur de peau ni de ses origines, mais tout un chacun choisit son école de pensée. Il est étonnant que le sous-entendu de ces fameuses prospectives ne fasse pas scandale, sauf si l'on admet avoir renoncé à l’une des plus belles conquêtes de la modernité : celle qui rend l’individu souverainement libre.

Je ne suis pas dupe de l'aspect polémique de cette hypothèse. Par un renversement de sens aussi curieux que fâcheux, la simple évocation d'un affranchissement individuel est devenue le symptôme d’une insupportable barbarie. Rendre les hommes éclairés au sens voltairien, donc plus libres, est vu comme un inadmissible viol de l'esprit. Cette insoutenable légèreté de la pensée critique face aux injonctions du moment - ne pas amalgamer, ni juger ni stigmatiser, tout respecter, y compris les pires inepties, s'indigner, oui, mais uniquement contre nos propres valeurs - signe un renoncement devant le fait accompli et souligne notre abandon collectif de toute volonté à changer les choses.

Je ne m'illusionne pas au point de penser que cette émancipation puisse se faire aisément. Je ne suis pas assez naïf pour ignorer le poids des traditions et la force du nombre, et, parfois, les effets d'une vigilance tatillonne et quasi institutionnelle de préceptes religieux. Je ne méconnais pas les châtiments promis aux convertis et aux apostats. Mais je sais aussi que l'un des rôles de l'Etat est - ou devrait être - la protection scrupuleuse des individus : notre Déclaration de 1789 édicte la "résistance à l'oppression" comme l'un des droits imprescriptibles. Et j'observe çà et là, parmi mes connaissances, des témoins croisés sur la toile ou même des hommes célèbres (prenez Djibril Cissé), un mouvement timide mais bien réel de personnes ayant choisi de renoncer à l'islam.

Je pose ici un constat dénué de passion. Une presse souvent extrémiste a beau annoncer une "déferlante musulmane", le monde de demain n'est peut-être pas celui qui nous est promis. Je ne parle évidemment pas des islamistes venus porter le fer de la guerre en Europe, mais des autres gens venus en quête de refuge en fuyant la barbarie. Ces hommes peuvent changer : cette évidence me semble trop souvent oubliée. Encore faut-il que la société qui les accueille se donne les moyens de favoriser ce changement et de veiller à ce que les sourcilleux gardiens de la tradition ismaélienne se contentent d'exposer leurs arguments et renoncent de fait à toute action violente : c'est en renouant avec des valeurs aujourd'hui oubliées que les autorités favoriseront l'expression de cette liberté à reconquérir.



vendredi 18 novembre 2011

« Les nouveaux maîtres du monde » : une critique

Sauf à vivre en ermite, nul n’aura échappé aux multiples évocations de la banque Goldman Sachs à travers la presse depuis le début de la crise. L’homme de la rue n’a vraisemblablement pas le temps et les connaissances lui permettant de suivre les péripéties économiques auxquelles cette banque est liée. Or, depuis quelques jours, une vidéo intitulée « Les nouveaux maîtres du monde » tourne sur les réseaux sociaux. Elle parle de la banque américaine et de ses pratiques déshonorantes. On me l’a envoyée. Je l’ai regardée. Voici ma critique.



Un documentaire pour Canal+ de Jean-Luc Léon. Son titre : « Les nouveaux maîtres du monde ». Pas de point d’interrogation. L’intitulé de cette production de près de 50 minutes est révélateur : il ne s’agit pas de se poser la question de qui dirige le monde, mais de démontrer la thèse que cette administration est déjà opérationnelle, avec à sa tête Goldman Sachs.

Pourtant, la voix off du narrateur-enquêteur annonce vers la fin de la vidéo, à la minute 42 : « Sont-ils les maîtres du monde ? Non, ils sont juste les meilleurs, les meilleurs composants d’un explosif assez puissant pour faire imploser le système. ». L’alchimie d’un explosif capable d’une possible implosion est déjà risible en soi, si elle ne donnait le ton de ce long reportage brassant maintes paroles d’experts sans parvenir à en extraire une démonstration articulée. Et ce commentaire bien tardif vient à lui seul ruiner l’intitulé de la vidéo, ravalé au rang de fausse vérité. Sont-ils les maîtres du monde ? Oui, en accord avec le titre, car les informations du reportage tendent à le faire penser. Non, en contradiction avec le titre, car ce même reportage affirme explicitement l’inverse.

En réalité, cette vidéo mélange deux théories sans faire la part des choses, ce qui prive le spectateur d’une meilleure compréhension du dossier.

La première thèse est que la finance est pourrie. On ne parle pas ici de certains acteurs qui se comportent en criminels, mais bien « du système financier ». Le système est coupable de favoriser les voyous économiques, de les aider à imposer leur vision du monde, fondée sur le seul profit. Le capitalisme est en accusation, coupable d’exploiter les talents des ex-employés de Goldman Sachs pour diriger le monde. Pour le dire autrement, Goldman Sachs, plus puissant que les états, n’est que le résultat de ce « système » mauvais en soi, que l’on ne saurait réformer sans le détruire, puisque le système est devenu lui-même une émanation de Goldman Sachs. Combattre Goldman Sachs, c’est combattre l’état, militer contre le capitalisme.

La deuxième thèse est que Goldman Sachs a profité de l’absence de l’Etat pour prospérer, spéculer sans vergogne et mettre sa puissance financière au service de la corruption. Cette étreinte coupable entre le pouvoir économique et le pouvoir politique explique pourquoi la banque a pu échapper à la justice et sortira vraisemblablement indemne des charges qui pèsent sur elle. Combattre Goldman Sachs, cela passe par une réhabilitation de l’état, dont l’un des rôles est d’arbitrer les marchés et ne pas être partie prenante en vertu de la séparation des pouvoirs.

Tiraillé entre ces deux visions des choses, qu’il ne dissocie nullement au demeurant, le documentaire déçoit. On apprécie certes qu’il donne la parole à un « défenseur » de Goldman Sachs. Mais à quoi bon interroger un défenseur, sans lui poser les questions sur les pratiques spéculatives que l’on reproche à la banque ? Goldman Sachs serait à l’origine de la crise, nous dit-on ; Goldman Sachs entreposerait de l’aluminium pour faire baisser les cours : que dit la défense ? Et pourtant, si l’on tient un défenseur d’une cause, c’est bien pour lui soutirer des arguments en faveur de la cause qu’il défend, les examiner, les confronter aux faits et se faire une opinion.

Mais dans ce reportage, cette pratique est soigneusement évitée. Plutôt que d’examiner des points de vue, le journaliste blague gentiment sur la calvitie d’un interlocuteur. Est-ce pour le faire apparaître sympathique ? Quand les minutes sont comptées et le sujet si riche, la moindre des choses serait de profiter du temps imparti pour mieux informer le spectateur et non lui faire subir des blagues sans intérêt.

De même quand Pascal Canfin (député Europe Ecologie Les Verts, chose non mentionnée dans le reportage) est questionné, on aimerait voir interrogé cet élu sur ce qu’il compte faire. On peut dénoncer tant qu’on voudra les liens nauséabonds entre des hommes politiques et des organisations financières. Pourquoi pas ? On ne les flétrira jamais assez : qui ne partage pas ce sentiment de scandale ? Mais l’élu n’est pas un consommateur du café du commerce juste bon à s’indigner, pour reprendre un verbe à la mode. C’est un homme mandaté pour agir. Or de l’action politique, ici, il n’en est guère question.

L’animation de la 15e minute se veut-elle un hommage à Michael Moore ? On nous explique avec des petits personnages animés – on aurait aimé un exposé moins infantile – que des anciens de Goldman Sachs ont travaillé dans les gouvernements Clinton, Bush et Obama. Oui, mais on ne nous dit pas ce qu’ils ont effectivement réalisé. Certes, Paulson a sauvé les banques. Mais fallait-il les laisser s’effondrer ? Si on n’avait pas sauvé les banques, on aurait pu hurler à cette loi de la jungle que ce reportage dénonce avec fermeté. Mais on les a sauvées, donc on a aussi sauvé Goldman Sachs. Le piège se referme : quel que soit le choix politique, la vilenie capitaliste est mise en accusation. Une telle manière de raisonner est typiquement celle de l’idéologie : le réel n’a aucune espèce d’importance, les préjugés l’emportent.

Nous avons même droit à l’image élimée du « renard à qui l’on confie la garde du poulailler », pour souligner que certains ex-employés de Goldman Sachs ont été nommés à des rôles de gendarmes du marché. Au-delà de la formule, que s’est-il passé ? Ces personnes ont-elles réalisé leur mission ? Ont-elles failli ? Goldman Sachs a-t-il bénéficié d’un traitement de faveur ? On le ne saura pas. Le documentaire ne dit rien à ce sujet, quand son rôle est de présenter des faits. L’annonce de cette nomination suffit, semble-t-il, à discréditer l’ensemble du système financier. Quant à nommer un ex-banquier à un poste de régulation, on ne voit pas ce qui choque a priori : plutôt faire appel aux gens qui connaissent les dessous des affaires et les trucs du métier, qu’à des novices que l’on bernerait dans toutes les largeurs. Mais M. Léon ne nous dit pas quel genre d’animal il verrait pour protéger le poulailler, à moins qu’il n’emploie la métaphore animalière que pour désigner des individus qui lui déplaisent, suivant en cela une certaine pratique éprouvée du XXe siècle.

« Leur état d’esprit s’étend sur la planète tout entière », poursuit le commentaire avec effroi, alors que la Terre est recouverte de petites fourmis sortant en masse du repaire nord-américain. Et d’annoncer la liste des républiques bananières sous la coupe des anciens de la vilaine banque : le Canada, le Royaume-Uni, l’Union Européenne, le Nigéria. Et après ? Avec quelles conséquences ? On ne sait pas. Que des grands professionnels de la finance aient été employés par l’une des plus importantes banques, plutôt que par la Caisse d’Epargne du coin de ma rue, n’est un motif de surprise que pour les naïfs. Que certains d’entre eux se tournent vers la politique et se voient confier des responsabilités dans des gouvernements n’est pas non plus en soi cause de scandale. Ce qui serait scandaleux est que ces personnes continuent de servir Goldman Sachs en profitant de leur statut d’homme politique, au lieu d’accomplir leur mission publique.

Or de cela, nous ne saurons rien. Encore une fois le documentaire invite à extrapoler au lieu de présenter les faits. Si Mark Carney, en tant que gouverneur de la Banque du Canada, a cherché à « détruire l’économie », chose « plus rentable que de la soutenir », comme il est dit dans ce documentaire ; si M. Carney a versé des prébendes à son ancien employeur ; si M. Carney a spéculé contre l'aluminium ; si M. Carney a tissé des liens occultes avec un réseau formé d’autres dirigeants issus de Goldman Sachs ; si M. Carney, enfin, a manœuvré de manière à conforter Goldman Sachs dans son rôle de Maître du Monde, que cela soit annoncé sans détour. J’apprécierais que l’on me présente, soit des faits, soit des faisceaux d’hypothèses convergeant dans cette même direction, pour que je me fasse un avis éclairé. Or, rien n’est dit ici, sinon « Mark Carney, ancien de Goldman Sachs, est devenu gouverneur de la Banque du Canada. » Point. C’est tout. Cela est censé être le scandale.

A quoi bon continuer, parler de certains détails gênants - simulations d’applaudissements, conversation téléphonique reconstituée, accompagnement sonore tendancieux, sous-entendus d’un complot planétaire… ? L’exercice est inutile. Le documentaire donne la parole à des intervenants qui s’inscrivent dans deux familles de pensées opposées, sans même commencer à les ordonner, ajoutant ainsi plus de confusion que de lumière sur une affaire complexe. Il est intéressant de noter que le mouvement des Indignés new-yorkais procède de la même duplicité : alors que certains veulent mettre à bas le capitalisme, d’autres réclament une implication plus forte d’un l’état libéral affranchi des pressions financières.

A titre d’exemple, la déclaration du sénateur de Delaware, Ted Kaufman, à la minute 23. Son témoignage sur la relaxe de Goldman Sachs est du plus haut intérêt : la banque a pu procéder à des pratiques de voyou à partir du moment où le FBI s’est occupé de la lutte anti-terroriste, plutôt que du combat contre la délinquance financière. Si cette hypothèse était vraie, elle confirmerait admirablement la thèse de ceux qui déplorent la faillite de l’état dans ce domaine. Dès que les autorités baissent la garde, les pratiques scandaleuses apparaissent. Dommage que le documentaire n’ait pas su – ou voulu - exploiter ce filon fertile.