vendredi 11 février 2011

La géopolitique de l'ordinaire - Réflexions sur La géopolitique de l'émotion, de Dominique Moïsi

Un modèle pour comprendre le monde d’aujourd’hui : voilà ce que propose Dominique Moïsi dans son essai La géopolitique de l'émotion (2008). Son sous-titre éclaire le propos du chercheur français : Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde.

En effet, explique-t-il dans la première partie Le choc des émotions, chaque culture réagit selon les émotions qui lui sont propres. Ce phénomène fondamental est négligé, voire méprisé, par la plupart des experts. Pourtant, explique l’auteur, les émotions ne sont pas de l’unique ressort d’une pensée romantique : elles contrôlent les êtres, décident de leurs actions, pour le meilleur et pour le pire. Le sentiment de confiance est essentiel pour déterminer la capacité des peuples à agir. Or, la confiance est plus ou moins vivace selon la façon dont les émotions d’espoir, d’humiliation et de peur sont ressenties et maîtrisées.




Même si nous n’en avons pas une conscience aiguë, poursuit l’auteur, la mondialisation aujourd’hui possède deux facettes. La première nous est familière, puisqu’il s’agit de l’américanisation. Mais l’Asie et son influence toujours plus croissante ne sauraient désormais être ignorées. La mondialisation est donc bipolaire.

Elle s’accompagne d’un accroissement des richesses, rendue évidente par les moyens de communication, et provoque en retour des réactions extrêmes. Cette nouvelle opposition remplace désormais le mur de Berlin : voilà la carte géopolitique actuelle. Et les émotions des différentes cultures pourraient être dessinées sur cette carte. L’on mettrait ainsi en évidence des zones plus ou moins soumises à l’espoir, à l’humiliation ou à la peur : la carte des émotions dominantes.

La culture d’espoir s’est déplacée d’Ouest en Est. La « Chininde », ensemble fictif réunissant la Chine et l’Inde, accuse une croissance économique annuelle de presque 10% depuis près de deux décennies.
La Chine table sur le temps qui joue en sa faveur. Ce pays émerge aussi en tant que puissance politique, capable d’arbitrages internationaux : « la Chine est de retour » après des siècles d’effacement, renouant ainsi avec une tradition prestigieuse. Mais les défis ne manquent pas, comme celui de l’évolution de son mode de gouvernement, foncièrement inadapté à ses ambitions planétaires.
L’Inde est en revanche une immense démocratie. Plusieurs industriels puissants viennent aujourd’hui de ce pays. Sa diversité est sa force, mais aussi sa faiblesse. Aussi lui faudra-t-il surmonter ses inégalités. Et sa croissance ne pourra perdurer qu’au prix d’une consolidation de ses infrastructures.

D’autres pays asiatiques restent à l’écart de la culture d’espoir : par exemple, les dictatures de Corée du Nord ou de Birmanie. Le Japon est également à part, mais pour d’autres raisons. Ce pays très moderne reste soumis à la hantise des phénomènes naturels. De plus, le Japon est relatif déclin économique et démographique. Autant de raisons qui le soumettent davantage à la peur qu’à l’espoir.

Les pays musulmans, continue D. Moïsi, sont hantés par l’idée de la fin de l’islam. Depuis le XVIe siècle et le déclin inexorable de l’empire ottoman, cette angoisse de civilisation en péril alimente le soupçon de complot extérieur et nourrit ainsi une culture d’humiliation. Les dirigeants des pays musulmans trouvent commode de désigner des boucs émissaires pour masquer leur propre incapacité : États-unis, Occident, Israël. Quand il s’agit d’examiner ses propres faiblesses, la culture musulmane se réfugie dans le déni de réel. En Europe, les jeunes musulmans sont mis à l’écart et le phénomène s’est encore accru avec les attentats islamistes. Certains états du golfe prospèrent économiquement mais sont encore trop fragiles pour entraîner les autres nations musulmanes. La culture, en déclin, semble toutefois reprendre des forces grâce à des artistes installés en Europe.

L’Occident quant à lui perd son rôle de modèle. La culture de peur guide désormais ses actions. Après l’espoir né de l’effondrement communiste, l’Europe se replie aujourd’hui sur elle-même et souhaiterait sans doute se protéger de ses voisins par de nouveaux murs. Signe de faiblesse structurelle, elle a été incapable de mettre fin au conflit de l’ex-Yougoslavie sans l’aide américaine. D. Moïsi souligne combien la construction européenne manque de cœur, si bien que ses peuples eux-mêmes sont sceptiques sur l’avenir de l’Europe.

L’autre rive de l’occident, l’Amérique, s’interroge sur le désamour dont elle est victime. Sa réponse au 11 Septembre, selon l’auteur, fut disproportionnée au point qu’elle la discrédita aux yeux du monde. De ce fait, les États-unis sont devenus un pays oppresseur. Les guerres qu’ils engagent sont des impasses ou des désastres. Certes, l’élection d’Obama peut être un gage de renouveau ; il faudrait, quoi qu’il en soit, donner plus de poids à l’Europe pour rééquilibrer l’occident.

Dominique Moïsi parle ensuite d’autres pays jugés « inclassables ». La Russie et l’Iran comptent sur leur puissance énergétique. Israël se fragilise politiquement. L’Afrique est minée par la corruption, la maladie, la guerre ; peut-être que la nouvelle génération de dirigeants sera capable d’y remédier. L’Amérique Latine reste partagée entre régimes progressistes et populistes.

Le livre se termine sur deux visions du monde en 2025, selon la façon dont les « émotions » auront pu être maîtrisées ou non d’ici cette date. A celui du pire (terrorisme, nouvelle explosion des Balkans, protectionnisme, épidémies) répond le scénario de l’idéal (paix au Proche Orient, prise en main des dérèglements climatiques par les USA, etc.)

Fukuyama, Huntington… Moïsi ?


Dominique Moïsi inscrit son essai dans la lignée de deux célèbres ouvrages de géopolitique des années 1990. La fin de l’histoire et le dernier homme, de Francis Fukuyama, et Le choc des civilisations, de Samuel Huntington. Tout en s’opposant aux thèses de ses prédécesseurs, le chercheur français emprunte certains de leurs procédés. L’idée d’une nouvelle cartographie du monde est le fondement même du Choc des civilisations. La notion de ressorts intimes propres à chaque être humain (tout comme les émotions) est au cœur de la réflexion de Fukuyama.

Or cette filiation revendiquée – non dans le contenu de la thèse, mais dans son objectif – surprend à plusieurs titres. Disons-le sans détour, le livre de D. Moïsi étonne par sa légèreté. Les essais de F. Fukuyama et S. Huntington sont à ce titre des ouvrages beaucoup plus imposants, bien qu’imprimés en caractères plus petits. Pour le dire autrement, la quantité brute de texte est, comparativement, beaucoup moins consistante chez Moïsi que chez ses devanciers.

Cette remarque n’est pas qu’une simple constatation quantitative. Écrire avec rigueur et précision réclame des développements, des arguments, des sources, des réfutations. Autant de caractéristiques dont foisonnent les livres des deux experts américains. La fin de l’histoire et Le choc des civilisations sont des textes denses et bien étayés. Cette richesse les rend difficile à contredire, et c’est ce qui en fait le prix. En s’efforçant de comprendre pourquoi ces thèses heurtent notre façon de voir, nous voilà obligé de reconsidérer nos propres convictions, et peut-être de débusquer quelques préjugés. Autrement dit, leur lecture active nous pousse à approfondir ou modifier notre rapport au monde.

Or cette même richesse est ce qui manque cruellement à La géopolitique de l’émotion. Dire que l’émotion est un facteur déterminant pour décrire le monde, pourquoi pas ; l’idée est plutôt bienvenue dans une discipline ardue et vue comme manquant de cœur. Hélas, il est à craindre que l’on n’écrive pas de bon essai de géopolitique avec de bons sentiments. Ainsi, l’auteur préfère rester à des niveaux de détail très généraux, illustrant son propos par son expérience personnelle et quelques impressions.

Mais voilà, ce faisant il offre son travail vulnérable à la critique de tout un chacun. Fonder des considérations planétaires à partir d'anecdotes peut être sympathique pour lancer le débat de l’apéritif. Mais le lecteur est en droit d’attendre autre chose d’un expert du domaine, d’autant plus que de multiples petits détails injustifiés, mal formulés ou désagréables viennent gâcher l’agrément de la lecture.

Accrocs de lecture : sur l’Asie


Par exemple, les Asiatiques sont patients, leur émotion dominante est l’espoir. Confiance en soi, dans ses capacités, dans son devenir, explique D. Moïsi.

La Chine, justement, vient de réussir « son examen de passage dans la modernité » (p. 12). A quelle occasion ? L’organisation des Jeux Olympiques de l’été 2008, selon l’auteur. Ainsi, il suffisait de réunir la foire aux muscles et aux records suspects pour devenir modernes. Avec un peu de recul, cependant, il ne semble pas que la Chine ait fondamentalement changé à la mi-2008.

Entendons-nous bien : que la Chine change, c’est un fait. Qu’elle entre plus ou moins dans la « modernité », on peut en discuter. Que cet « examen de passage » soit « réussi » avec les derniers JO laisse plus que sceptique ; ou bien il faudrait encore une fois assurer cette opinion par des arguments de choix, ce qui n’est pas fait ici.

De même, l'on reste sceptique devant les éléments avancés pour illustrer l’émergence de la « Chininde ». L’acupuncture, le stade de Pékin (avantageusement comparé, on ne sait pourquoi, au Palais Garnier qui est pourtant une merveille d’architecture), un opéra sur une légende chinoise. Vous l’ignoriez peut-être, tout comme moi, mais l’ouvrage lyrique Le voyage en occident fut monté à Manchester, Paris et Berlin. Cette rencontre entre musique pop européenne et personnages costumés chinois serait donc un nouveau Tristan et Isolde, un Wozzeck du XXIe siècle ? Voire ! Je n’ai pas souvenir que le monde de l’art ait été chaviré par cet événement.

D. Moïsi cite aussi l’énergie de Bollywood, facteur de renaissance de la comédie musicale. Je ne savais pas, je l’avoue, que les navets de Bollywood allaient désormais pousser dans mon jardin de cinéphile.

Et pourquoi insister sur « le succès de l’acupuncture » ? On peut trouver cette pratique thérapeutique chinoise sympathique ou originale, cela n’est pas la question ; mais on aura du mal à trouver un malade gravement atteint – par la morsure d’une vipère ou d’un chien enragé, par le SIDA ou le cancer – que l’on puisse guérir par les principes d’acupuncture. Mettre en balance médecine « occidentale » et pratiques traditionnelles chinoises est, au mieux, un trompe l’œil. Illustrer par cette notion l’émergence de la pensée chinoise est tout simplement fallacieux. Comme toute science, on est las de le rappeler, la médecine est universelle et non « occidentale ».

La fameuse « patience chinoise » est également commentée en termes flatteurs. « La Chine, empire qui revient, annonce l’auteur page 76, est infiniment plus patiente que l’Occident ». Hélas ! Combien les Tibétains auraient aimé que les Chinois fassent preuve de cette légendaire patience à leur égard ! Qu’aurait donné ce même massacre de masse perpétré par un empire infiniment moins patient que l’Occident ?

L’Islam, l’humiliation, la peur


Dominique Moïsi décrit l’humiliation propre aux pays d’Islam, et l’incapacité de ces mêmes pays à se développer. Ce faisant il reprend une très ancienne constatation sans pour autant porter d’éléments nouveaux. La question de l’évolution des sociétés musulmanes était déjà, au XIVe siècle, au cœur de la réflexion d’Ibn Khaldoun. Et l’on ne saurait trop conseiller la lecture de Arabes, si vous parliez, du Tunisien Moncef Marzouki (éditions Lieu Commun), qui dépeignait en 1987 et avec quelle acuité ! le mécanisme d’humiliation de la nation arabe.

Moïsi ne se prive pas de nous faire connaître son opinion sur l’affaire des caricatures de Mahomet : « il est certain que la liberté de la presse ne doit pas comprendre le droit d’insulter gratuitement les émotions les plus profondes des autres » (page 116). Il est donc « certain » qu’il ne faut pas faire de peine aux islamistes, mieux encore : « certain » qu’avant toute publication il est nécessaire de quémander l’avis des « autres » afin de ne pas « insulter gratuitement leurs émotions ». Étrange conception de la liberté, fille captive des croyances religieuses. Dommage que Moïsi ne soit pas plus précis au sujet de cette affaire : le « scandale des caricatures » est, on devrait s’en souvenir, le fruit d’une manipulation intégriste.

Pour illustrer la « peur » de l’Occident, D. Moïsi raconte comment, une année après les attentats de Londres, il a eu peur pour sa vie en se trouvant assis en face d’une femme complètement voilée dans le métro de la capitale anglaise. Il a été, comme l’Occident aux abois, victime de ses « préjugés ».

L’anecdote est peut-être intéressante au plan personnel, sa portée reste très limitée pour étayer un ouvrage de géopolitique. Au surplus, il ne s’agit pas de préjugés mais bien au contraire d’un jugement fondé sur des faits. Les attentats de Londres ont bien été commis par des terroristes islamistes ; porter un voile intégral dans le métro de Londres, constamment sous la menace de nouveaux assauts islamistes, suscite une peur dès lors légitime. Être sous la menace constante d’illuminés qui veulent votre peau pour ce que vous êtes (et non pour ce que vous faites) réclame un minimum de vigilance ; sans quoi l’on verserait dans l’inconscience. Est-ce avoir peur que d’être vigilant ?

Par ailleurs, est-ce que les jeunes gens d’Ispahan n’ont pas, eux aussi, peur de la police religieuse ? Que dire des internautes chinois face à la police politique, ou des prisonniers voués au Laogaï – le goulag chinois ? Ne sont-ils pas, et ô combien plus que nous, sous l’emprise d’une peur démesurée ?

Approximations


Il faudrait, pour peindre la carte de l’Occident aux couleurs de la peur, disposer d’analyses plus solides. Ce même défaut parcourt l’ensemble de l’essai : dès la préface (page 14) l’on apprend que le monde s’est « radicalement transformé » en 2008 et 2009 car « l’espoir et la peur semblent s’y être développés, en parallèle, de façon exponentielle ».

« De façon exponentielle » signifie, au sens commun, en augmentation constante et constamment accélérée. Elle reflète une envolée démesurée. On voudrait savoir sur quels éléments l’auteur se fonde pour avancer cette impression si catégorique, d’autant plus que la « radicale transformation » du monde pendant cette période n’est pas flagrante au non expert. Certes, une violente crise économique éclata en septembre 2008. Avec quelles conséquences ? Des pays ont-ils été rayés de la carte ? A-t-on assassiné les dirigeants du G20 ? Une bombe sale aurait-t-elle massacré une capitale européenne ? Le glacis soviétique est-il réapparu ? Un gouvernement fasciste a pris la tête des USA ? La Californie a fait sécession ? L’Afrique a-t-elle été décimée par la grippe aviaire ? L’arme nucléaire aurait-elle été utilisée ?

Le monde change, c’est un truisme, mais qu’il ait radicalement changé entre 2008 et 2009 est, jusqu’à plus ample informé, une vague impression plus que le fruit d’une analyse raisonnée. Étrange rapport aux bouleversements du monde, puisque l’on lit page 31 que « la domination de l’Occident sur le monde commence à la fin du XVIIIe siècle avec le Raj Indien » et non, comme l’annoncent les livres d’histoire, à la conquête des Amériques.

Un livre d’opinions


Le livre prêterait moins le flanc à la critique si l’auteur assumait son choix de proférer des opinions, et non des analyses. Prenons une phrase comme (p. 72) : « d’une façon générale, notre définition de l’Asie comme continent de l’espoir, comprenant les Philippines ou l’Indonésie – qualifiées par leurs remarquables progrès économiques -, est à la fois orientée et un peu exagérée ; elle n’en reste pas moins fondamentalement juste ». Elle rend bien l’impression d’à peu près qui parcourt l’ensemble du livre. Grosso modo, c’est ainsi, comme je vous l’écris, assure l’auteur ; même si ici ou là j’en fais trop, j’escamote, je brode, j’en rajoute, qu’importe ! – puisque, en définitive, j’ai raison.

En bon Européen, Dominique Moïsi n’oublie pas le traditionnel couplet anti-Américain. Ah, ces droits de l’homme « que l’Amérique oublie souvent de mettre en pratique » (page 76). Cette très ancienne accusation, fille de l’obsession antiaméricaine, méritait plus de nuance, davantage de précision ; dire que Guantanamo est une honte et Abu Ghraib une infamie n’est pas une analyse. C’est un avis ordinaire, sans valeur en soi. Les questions qui valent sont : les droits de l’homme ont-ils été bafoués ? Si oui, dans quelle mesure ? Par quelle autorité ? Comment a réagi la Cour Suprême ? Les responsables, s’il y a lieu, ont-ils été jugés ? Les jugements ont-ils été appliqués ? Et ainsi de suite. Autant de points dont l’éclaircissement permettrait de valider – ou non – l’accusation de manquements fréquents aux droits de l’homme par les États-unis. Cette analyse élémentaire devrait permettre de comprendre les faits et d’aller au-delà de l’opinion basique. N’est-ce pas, précisément, ce que l’on attend d’un spécialiste ? La pertinence d’un Jean-François Revel, ici, fait cruellement défaut.

Signalons quelques fautes de conjugaison : page 18, « s’ils devaient réussir, ce seraient par eux-mêmes individuellement » ; page 126, « celle qui garanti l’égalité des sexes ». Le style est trop souvent impersonnel et bancal : « Le pétrole et le gaz russes, ainsi que la richesse qu’ils confèrent, n’ont pas vocation à l’amélioration de la vie sur terre » (p. 32). On ignorait que le pétrole et le gaz « avaient vocation » à quoi que ce soit.

Page suivante, le très laid « Peuple caméléon, ils peuvent imiter… », ou encore (p. 91) « le Japon est la preuve vivante que modernité et occidentalisation ne sont pas synonymes » - et ainsi de suite. Il est exact que si un ouvrage écrit en anglais par un Français, et traduit ensuite en langue française, peut comporter quelques bizarreries, il n’en reste pas moins vrai que l’éditeur n’a pas été très pointilleux dans sa relecture. Et que penser d’une phrase comme (p. 83) « à la différence de l’Angleterre, la Chine n’est pas une île » ? Articuler que l’Angleterre est une île aurait valu, il n’y a pas si longtemps, le bonnet d’âne au collégien étourdi.

Le livre de Dominique Moïsi est mal installé. Il s’annonce comme une alternative aux thèses de Francis Fukuyama et Samuel Huntington, sans avoir les moyens de son ambition. C’est un recueil d’opinions, décrivant le monde actuel à très grosses mailles sans véritablement donner les moyens de comprendre les enjeux. Car si j’annonce que les Chinois sont à la fois bercés d’espoir et devant de graves défis, je me prépare à avoir raison dans tous les cas de figure. Que la Chine devienne le pays sans partage de la mondialisation, et je pourrai annoncer l’avoir prédit au nom de la culture d’espoir. Si en revanche le géant peine à poursuivre son ascension ou s’effondre, je déclarerai sans plus de difficulté avoir parfaitement entrevu l’ampleur des défis posés aux Chinois, qu’une seule culture d’espoir ne suffisait évidemment pas à surmonter.

A ce titre, les deux descriptions du monde en 2025 proposées en fin d’ouvrage sont éloquentes. Quelle est donc la valeur d’une analyse permettant d’envisager le tout et son contraire ? Le procédé fait irrésistiblement songer aux diagnostics des médecins de Molière pour lesquels un malade mourait malgré eux mais guérissait par la grâce de leurs prétendus soins.

Géopolitique de l’ordinaire


Il y a deux manières d’innover en géopolitique. La première est d’annoncer des choses surprenantes, en appuyant le discours sur des sources et un raisonnement solides. C’est ce que fait Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme.

La deuxième est de présenter une thèse classique mais en l’étayant par des raisonnements foncièrement originaux : une manière d’éclairer différemment un tableau déjà connu pour mettre en valeur des perspectives insoupçonnées.

Or, La géopolitique de l’émotion ne joue sur aucun des deux registres : ce livre énonce des idées courantes, appuyées par des faits contestables.

On a déjà évoqué les faits, parlons des idées. La Chine est un monstre commercial en devenir, mais confronté à de graves défis ? L’idée était peut-être neuve, il y a trente ou quarante ans. Le Japon est miné par le vieillissement de la population ? On le sait depuis un demi-siècle, au bas mot. Le monde musulman souffre de son incapacité à embrasser la modernité ? Mais le débat, comme on l’a dit, était déjà soulevé par Ibn Khaldoun, au Moyen-Âge. L'Afrique, en proie à la misère et aux massacres, et l'Amérique Latine, partagée entre populisme et raison ? On pensait déjà le savoir. L'Europe craint d’être supplantée par les États-unis ? Cette hantise ne remonte nullement à la fin de la première guerre mondiale, comme le dit Dominique Moïsi, mais bien avant encore, puisque Émile Zola, par exemple, la mentionne explicitement dans son roman La terre.

Le soupçon de crise profonde engageant le déclin de l’Amérique est quant à lui suffisamment ancien (et jusqu’à aujourd’hui démenti par les faits) pour qu’il ne puisse être accepté sans plus d’arguments.

L’on s’étonne, pour finir, qu’il n’y ait eu personne, chez Flammarion, pour attirer l’attention de l’auteur sur le contresens qu’il commet au sujet de Fukuyama. La géopolitique de l’émotion et La fin de l’histoire et le dernier homme sont pourtant publiés dans deux collections voisines à la même couverture jaune. Quand le Français écrit :

« C’est l’achèvement de [l’« ère des idéologies » du XXe siècle] qui fit dire à Francis Fukuyama – à tort bien sûr, car ce ne sera jamais vrai – que l’histoire elle-même était parvenue à son terme »

ne se rend-il pas compte qu’il tombe dans un travers grossier, celui de juger un livre sur son seul titre ? Pourtant, Fukuyama lui-même prend soin de démonter cette méprise dès les premières pages de son essai (je souligne) :

« Ce dont je suggérais la fin n’était évidemment pas l’histoire comme succession d’événements, mais l’Histoire, c'est-à-dire un processus simple et cohérent d’évolution qui prenait en compte l’expérience de tous les peuples en même temps. Cette acception de l’histoire est très proche de celle du grand philosophe allemand G. W. F. Hegel. »

Pour le dire autrement, Fukuyama pose la question de savoir si le modèle de démocratie libérale (au sens large : ce terme ne désigne pas forcément l'Amérique capitaliste mais tout régime réellement démocratique, de gauche comme de droite) ne répond pas aux plus intimes aspirations de l'homme, reprenant l'intuition de Hegel voyant les troupes de Napoléon défiler sous ses fenêtres.

Du reste, la simple lecture du livre aurait suffi à lever le doute. Par exemple, dans le chapitre intitulé Intérêt nationaux, l’Américain annonce des événements à venir « cataclysmiques et sanglants » à cause du possible éclatement de la Yougoslavie – rappelons l’année de l’essai : 1992. Est-ce là la pensée naïve de quelqu’un célébrant le terme de l’histoire ? D'autant plus qu'il envisage, dans sa conclusion, l'hypothèse que nous ne sommes pas encore parvenus à cette fameuse fin de l’histoire.

Autant d’éléments qui attestent le sérieux et la valeur de la pensée de Fukuyama ; l’on regrette d’autant plus que le Français, « l’un des meilleurs spécialistes des questions internationales », soit pourtant incapable de poser une alternative d’une même valeur intellectuelle.

Références


La géopolitique de l’émotion – Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde
Dominique Moïsi
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Champs actuel 954, Flammarion, 2010
ISBN 978-2-0812-3495-6
Prix France 8 €

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